M. le marquis de la Roche-Maubert était fou, en dépit de ses cheveux blancs, fou d'amour, – ce qui est chez un vieillard, la folie la plus terrible, – mais il avait dans l'esprit cette logique rigoureuse que les maniaques appliquent à la poursuite de leur idée fixe.
Après que M. de Simiane fut parti, après s'être écrié que puisque tout le monde voulait qu'il partît, il ne partirait pas, le vieux marquis se prit à réfléchir.
Il dit que si grand seigneur qu'on puisse être, si riche qu'on fût, on ne résistait ouvertement ni à monseigneur le Régent ni à Son Éminence le cardinal Dubois.
Ils veulent que je parte, se dit-il, eh bien, je partirai, mais ce sera pour revenir.
Dès lors, M. de la Roche-Maubert annonça qu'il quittait Paris.
Il fit monter Simon [sic] le Borgne, l'hôtelier de la Pomme-d'Or, et lui enjoignit de lui trouver des chevaux de poste.
Le marquis était venu à Paris dans un vieux carrosse de famille qui avait servi au mariage de son père.
Il avait amené avec lui un serviteur, à la fois secrétaire et valet de chambre, lequel était couché depuis longtemps, la veille, quand il était revenu du Palais-Royal.
M. de la Roche-Maubert fit venir ce valet, qui se nommait Jonquille, et lui dit :
– Tu vas t'en aller chez le cardinal et tu lui diras que, sur le point de quitter Paris, je sollicite la faveur de prendre congé de Son Éminence.
Pendant que maître Jonquille sortait pour aller exécuter cet ordre, le marquis faisait charger ses bagages sur le carrosse, faisait une toilette de voyage, soldait la dépense à la Pomme-d'Or et faisait assez de bruit et d'embarras pour que tout le quartier sût qu'il retournait dans ses terres.
Jonquille revint et lui dit que le cardinal serait heureux de lui serrer la main avant son départ.
Le marquis monta donc dans son carrosse, les postillons se mirent en selle, firent claquer leurs fouets, et le marquis prit bruyamment le chemin du Palais-Royal.
Cependant, vers le milieu de la rue Saint-Honoré, il fit arrêter un moment à la porte de Buffalo.
Qu'était-ce que Buffalo ?
Un enchanteur, un sorcier, que personne, du reste, ne songeait à brûler.
Buffalo avait une belle boutique qui portait pour enseigne :
À la Fontaine de Jouvence.
Buffalo était Italien de naissance et parfumeur de profession.
Il vendait ses odeurs exquises aux petites maîtresses de la cour, des cosmétiques rares et précieux, des eaux merveilleuses qui rendaient aux cheveux blancs leur couleur primitive, des savons qui assouplissaient la peau, des pâtes qui faisaient disparaître les rides.
On entrait vieux chez Buffalo, on en ressortait jeune.
Néanmoins le marquis n'y subit aucune métamorphose.
Il se borna à acheter une caisse de petites fioles, de savons, de pâtes et de cosmétiques, fit mettre le tout dans son carrosse, et continua son chemin vers le Palais-Royal.
Dubois l'attendait.
– Mon cher parent, lui dit-il, je ne puis que vous féliciter d'avoir suivi le conseil de monseigneur le Régent.
– En vérité ! fit le marquis avec un sourire.
– Croyez-nous, poursuivit Dubois, la vie de Paris ne vaut rien à un certain âge. Vous êtes robuste, vous avez l'œil encore plein de jeunesse, et vous êtes en passe de devenir centenaire si vous restez dans votre beau château de la Roche-Maubert, qui est situé tout à fait en bon air et dans le plus riche et le plus charmant pays qu'on puisse voir.
Puis, ce petit discours débité, ce cardinal étrange que le Régent traitait de faquin et qui ne croyait pas à Dieu, donna une poignée de main au marquis et le reconduisit jusqu'à son carrosse.
– Route de Normandie ! cria M. de la Roche-Maubert aux postillons.
La route de Normandie était alors ce qu'elle est encore aujourd'hui.
On sortait de Paris en traversant le village de Chaillot, puis en passant la Seine à Courbevoie ; de Courbevoie on se dirigeait vers Bezons, et de Bezons on se rendait à Mantes, en laissant Saint-Germain sur la gauche.
Il était presque nuit quand le marquis avait quitté Paris, il était deux heures du matin lorsque son carrosse conduit en poste vint s'arrêter à la porte de l'hôtellerie du Singe-vert.
Le Singe-vert était la première auberge de Mantes, et cette auberge était tenue par un brave homme de Normand, né sur les terres du marquis et qu'on appelait Blaisotin.
Le marquis annonça à Blaisotin, qui s'était levé en toute hâte pour le recevoir, qu'il coucherait chez lui, après avoir soupé ; et il lui demanda le meilleur cheval de selle de ses écuries, car Blaisotin était maître de poste en même temps qu'aubergiste.
Que voulait-il faire d'un cheval de selle, puisqu'il voyageait en voiture ?
Voilà ce que Blaisotin ne put savoir.
Le marquis fit à Jonquille, son valet de chambre, l'honneur de l'admettre à sa table ; il soupa de bon appétit ; puis, ayant commandé à Blaisotin de tenir les chevaux de poste et le cheval de selle prêts, il se retira dans l'appartement qu'on lui avait préparé à la hâte.
Jonquille le suivit pour le déshabiller.
Mais quelle [sic] ne fut pas l'étonnement du valet, lorsqu'il vit son maître, au lieu de se mettre au lit, étaler sur une table les cosmétiques et les flacons achetés chez Buffalo.
Son étonnement devint de la stupeur lorsque, avec l'aide de ces mystérieuses préparations, le marquis se mit à teindre ses cheveux en un beau noir d'ébène, ainsi que sa moustache, à passer sur ses lèvres une couche de vermillon, et à appliquer sur son front parcheminé, avec un couteau à lame d'argent, une belle pâte nacrée qui fit disparaître ses rides.
Quand ce fut fait, le marquis dit à Jonquille :
– Tu vas descendre aux écuries.
Jonquille s'inclina.
– Tu feras seller le cheval que m'a promis Blaisotin.
– Et je monterai dessus ? demanda le valet.
– Non pas, c'est moi.
– Comment ! monsieur le marquis ne va pas se coucher ?
– Non, je repars pour Paris.
– Seul ?
– Et toi tu vas retourner en Normandie.
Jonquille était ahuri, mais il exécuta les ordres qu'on lui donnait.
Une heure après, le carrosse dont les rideaux de cuir étaient soigneusement tirés, sortait de la cour du Singe-vert, aussi bruyamment qu'il y était entré.
Le marquis que personne ne reconnut, dont la métamorphose était complète, chevauchait à la portière.
Le carrosse traversa Mantes dans toute sa longueur et alors, le marquis tourna bride et prit au galop la route de Paris, murmurant :
– C'est la femme immortelle qu'il me faut maintenant !…