Pénétrons maintenant avant le chevalier de Castirac et sa nouvelle alliée Jeanne la Bayonnaise, à l'intérieur de l'hôtel du margrave, dont la cour était illuminée comme une cathédrale un jour de fête.
Paris était alors ce qu'il est aujourd'hui.
La baguette d'or y transformait tout en quelques heures.
Tandis que le vieux prince allemand, l'ancien associé de Janine la chercheuse d'or, passait deux jours à l'hôtellerie de l'Arbre-Sec, une armée de tapissiers, de maçons et de peintres sous les ordres de maître Conrad, l'intendant vêtu de rouge et le tremblant époux de la terrible madame Edwige, avaient envahi ce vieil hôtel inhabité et l'avaient converti en un palais des Mille et une Nuits.
Le margrave y était entré l'avant-veille au soir, à une heure assez avancée pour que nul ne le vît.
Il était descendu péniblement de sa litière, tant il était vieux et cassé ; puis, appuyé sur l'épaule de l'un de ses pages, donnant le bras à madame Edwige, il s'était traîné jusqu'à la somptueuse chambre à coucher qu'on lui avait préparée.
Là, madame Edwige l'avait confié à ses deux médecins, dont l'un était allemand et l'autre hongrois.
Pendant quarante-huit heures, le vieillard avait été plongé dans différents bains odorants, frotté d'huiles et de parfums ; on l'avait enduit de pâtes mystérieuses ; puis on l'avait, au moyen d'un narcotique, plongé dans un sommeil profond.
Il s'endormait vieux et devait se réveiller jeune… au moins pour quelques heures.
Le moment de cette résurrection venu, le margrave qui était fait du reste à ces métamorphoses, avait ouvert les yeux, étiré ses membres, auxquels on avait rendu une souplesse momentanée.
Il s'était regardé dans un petit miroir qu'on lui avait apporté, et il s'était vu jeune, les cheveux noirs, le front sans rides.
En même temps, madame Edwige était entrée.
– Eh bien, monseigneur, avait-elle dit, êtes-vous toujours dans l'intention de passer en revue les plus belles fille de Paris et d'épouser celle qui vous plaira le plus ?
– Oui, certes, avait répondu le margrave.
– J'ai fait répandre cette nouvelle aux quatre coins de la ville, poursuivit madame Edwige.
– Fort bien.
– Et déjà la rue est encombrée de litières et de carrosses. Vous avez du choix, et il est possible que vous soyez embarrassé.
– Bah ! fit le margrave, je suis assez connaisseur pour discerner la plus belle au premier coup d'œil.
– Il suffit de ne pas se presser, dit madame Edwige.
Elle était sortie alors et avait envoyé au margrave deux de ses pages.
Ceux-ci avaient procédé à la toilette de leur seigneur et maître.
Certes, cette toilette terminée, aucun de ceux qui avaient vu le vieux margrave descendre de son carrosse à la porte de l'hôtellerie de la rue de l'Arbre-Sec, ne l'eussent reconnu alors, tant il était changé.
Le vieillard était presque un jeune homme, et il était vêtu avec une extrême élégance.
Il se mit à marcher la tête haute, tendant le jarret, la main entourée de dentelles, coquettement placée sur la coquille de son épée de gala.
– Vous avez vingt ans, lui dit madame Edwige en reparaissant, et je ne plains pas celle qui aura le bonheur de plaire à Votre Altesse.
– Où sont-elles ? demanda le margrave.
– Oh ! fit en souriant madame Edwige, Votre Altesse y met trop d'impatience. Il en est venu plus de cent à l'heure qu'il est, et nous avons dû, Conrad et moi, imaginer un petit système de triage.
– Comment cela ?
– Conrad est dans la cour.
– Bon.
– Si une femme n'est que médiocrement belle, il la prie de remonter en carrosse ou en litière, et l'avertit qu'elle n'a aucune chance de plaire à Votre Altesse.
– Ah ! cela est fort bien, dit le margrave. C'est une manière de simplifier les choses.
– Justement. Quant aux femmes plus jolies, reprit madame Edwige, on les introduit dans un petit salon. Il y en a déjà une demi-douzaine.
– Alors, j'y vais, dit le margrave.
– Non, dit madame Edwige, ce n'est pas ainsi que les choses sont disposées : prenez ma main, monseigneur, et accompagnez-moi…
Le margrave subissait toujours la volonté de madame Edwige.
Il ne fit donc aucune objection et obéit.
Elle le conduisit dans une salle à peine éclairée par une lampe à verre dépoli, le fit asseoir sur un canapé et souleva un rideau.
– Maintenant, regardez, dit-elle.
Le rideau qu'elle venait d'écarter recouvrait une glace sans tain.
À travers cette glace on voyait le petit salon dont avait parlé madame Edwige brillamment éclairé, et dans ce salon plusieurs jeunes filles.
Le margrave les regarda une à une.
– Peuh ! fit-il, elles sont laides !
– Fort bien, dit madame Edwige, je vais les éconduire, alors.
Elle quitta le margrave, gagna un corridor et entra par une autre porte dans le petit salon.
Le margrave, à travers la glace, ne put entendre ce qu'elle disait, mais il vit les jeunes filles se lever l'une après l'autre, pâlir et rougir tour à tour, et se retirer une à une pleines de confusion.
En même temps Conrad entra.
– Le prince est-il à son poste ? demanda-t-il à sa terrible femme.
– Oui, depuis quelques minutes.
– Bien. Aucune de celles-là ne lui a plu ?
– Tu penses, répondit madame Edwige en souriant, que la glace à travers laquelle il regarde et qui élargit et grossit les traits, n'est pas faite pour embellir. Nous lui ferons passer ainsi devant les yeux toutes les femmes de Paris sans qu'une seule lui plaise.
– Et c'est bien ce que nous voulons, n'est-ce pas ? murmura Conrad.
– Dame ! pour que celle à qui nous obéissons triomphe, il le faut bien.
– Mais, reprit madame Edwige, tu peux en faire entrer tant que tu voudras.
Conrad sortit.
Le prince, dans sa cachette, vit alors paraître l'une après l'autre, six autres jeunes filles.
Certes, elles étaient belles à l'envi, mais cette glace dont madame Edwige avait trahi le secret, n'était pas de nature à les avantager.
Et le prince frappa deux petits coups à la glace.
Madame Edwige quitta le salon et alla rejoindre le bizarre personnage.
– Tout cela est laid, dit-il. Et je ne vois pas pourquoi l'on me dérange pour si peu.
Madame Edwige retourna dans le salon et congédia les six autres jeunes filles.
En ce moment, le chevalier de Castirac traversait la cour, donnant la main à Jeanne la Bayonnaise.
Conrad l'arrêta au passage.
– Où allez-vous ? dit-il.
– Mademoiselle est ma sœur, dit-il.
– Eh bien ?
– Elle est assez belle, comme vous voyez, pour prétendre à quelque succès.
– Je ne dis pas non, fit Conrad, et si mademoiselle veut me suivre…
– Non pas, dit le Gascon, je l'accompagne partout et je veux entrer avec elle.
– Mais, c'est impossible !
– Allons donc ! fit le Gascon qui regarda Conrad dans le blanc des yeux.
Et il repoussa l'intendant et entra dans le petit salon où madame Edwige attendait.
Jeanne était triomphante et se disait :
– Le margrave va tomber à mes pieds et m'offrir sa fortune et sa main !…