V

Jusque-là, toutes les femmes qui s'étaient présentées étaient venues seules.

Le chevalier de Castirac, en formulant la prétention d'accompagner sa sœur, inaugurait donc une nouvelle manière de présentation.

Maître Conrad avait bien voulu l'empêcher d'aller plus loin ; mais le Gascon avait une épée au côté, il parlait haut, se donnait des airs de matamore, et le pauvre intendant eut peur.

– Voilà un gaillard, pensa-t-il, qui va m'embrocher comme un poulet si je lui résiste.

Et il avait commencé par lui livrer passage.

Mais, au moment où le chevalier et sa prétendue sœur allaient franchir le seuil de ce petit salon, d'où toutes les aspirantes étaient jusqu'alors sorties si désappointées, Conrad vit se dresser un fantôme devant lui.

Ce fantôme était celui de madame Edwige, la terrible madame Edwige qui, faisant trembler le margrave, devait faire trembler bien plus encore son mari.

Qu'allait-elle dire ?

Conrad sentait ses jambes fléchir, un nuage passa devant ses yeux, et le cœur lui manqua.

Heureusement ce malaise universel n'eut que la durée d'un éclair et fut suivi d'une inspiration.

– Monsieur, dit-il en prenant le chevalier par le bras, un mot, un seul.

– Soit, mon bonhomme, répondit le chevalier, mais faisons vite, car ma sœur est pressée de devenir princesse.

Conrad sentit un flot d'éloquence monter à ses lèvres.

– Mon gentilhomme, dit-il, non seulement je ne vois aucun inconvénient à ce que vous accompagniez mademoiselle votre sœur…

– À la bonne heure ! fit le Gascon.

– Mais encore je suis persuadé qu'une pareille démarche préviendra Son Altesse en votre faveur.

– Je le crois bien, dit le Gascon. Dans notre famille, les demoiselles sont bien élevées, ne sortent jamais seules, et on peut les prendre de confiance.

– Vous êtes trop gentilhomme, poursuivit Conrad, pour ne pas m'accorder une minute, une seule.

– Pourquoi faire ?

– Afin que je prévienne Son Altesse.

– Soit, dit le chevalier, qui ne vit à cela aucun inconvénient.

– Attendez-moi là, je ne fais qu'entrer et sortir.

Et Conrad se glissa dans le petit salon, laissant le chevalier et Jeanne la Bayonnaise à la porte.

Au moins aurait-il le temps de prévenir la terrible madame Edwige.

Celle-ci en le voyant entrer, devina qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.

Et, fronçant le sourcil, elle vint au devant de Conrad et lui dit :

– Qu'est-ce donc ?

– Un diable d'homme, un Gascon qui a des moustaches d'une aune et une épée d'une lieue.

– Que veut-il ?

– Il veut entrer.

– Le prince n'a que faire d'un homme.

– Il accompagne sa sœur… et il dit que sa sœur n'entrera pas sans lui.

– Eh bien, dit froidement madame Edwige, qu'ils s'en aillent !

– Vous êtes folle, dit Conrad. Il brisera tout ici, et il nous pourfendra tous.

– Comment est sa sœur ?

– Éblouissante, et c'est bien pour cela que je ne voudrais pas que le prince la vît.

– Tu es un niais, dit madame Edwige. Oublies-tu donc que la glace qui défigure est toujours là ?

– Non.

– Eh bien, laisse-les entrer.

– Mais le prince ?

– Je vais le prévenir.

Et madame Edwige souleva une draperie, ouvrit une porte et passa dans le grand salon, où le margrave n'avait point quitté son poste d'observation, et que ce conciliabule qu'il ne pouvait entendre intriguait singulièrement.

– De quoi s'agit-il donc ? demanda le prince à madame Edwige.

– Monseigneur, répondit-elle, c'est un gentilhomme qui veut entrer avec sa sœur, disant que c'est une fille bien éduquée qui ne sortira seule que lorsqu'elle sera mariée.

– J'aime assez cela, dit le prince. C'est toujours une garantie.

– Peuh ! fit madame Edwige.

– Il veut entrer avec sa sœur ?

– Oui.

– Et comment est-elle, cette sœur ?

– Je ne l'ai pas vue, mais Conrad prétend qu'elle n'est ni belle ni laide.

– Voyons-la toujours, dit le prince que cette présentation de famille alléchait.

– Heureusement, pensa madame Edwige, la glace est là…

Et elle entra dans le petit salon.

* * * *

Pendant ce temps Conrad rejoignait le chevalier de Castirac et sa prétendue sœur.

Mais peut-être avait-il eu tort de les quitter pendant quelques minutes, et voici comment :

La cour était pleine de monde, et dans la foule, il y avait une jeune fille qui venait d'être conduite par madame Edwige et qui faisait grand bruit et grand tapage, criant que c'était une vraie mystification.

Comme elle était fort belle, le chevalier s'était approché d'elle, lui disant :

– En vérité ! vous avez été mise ainsi sans plus de façons hors de concours ?

– Mon Dieu ! oui, répondit-elle.

– Cet homme est fou…

– Ou bien difficile, dit un bourgeois du voisinage qui s'était glissé dans la cour.

– Mais je ne l'ai pas vu ! reprit la jeune fille.

– Vous n'avez pas vu le prince ?

– Non.

– Alors qui donc vous a renvoyée ?

– La femme de l'intendant.

– Voilà qui est bon à savoir, pensa le chevalier. Je casserai tout ou le prince viendra.

– Je crois bien qu'il y a quelque supercherie là-dessous, dit encore la jeune fille.

Ce mot de supercherie fit ouvrir un œil au chevalier.

Il se pencha vers Jeanne la Bayonnaise et lui dit tout bas :

– Ne vous étonnez de rien, et laissez-moi agir. Nous verrons bien.

Ce fut en ce moment que l'intendant Conrad revint.

– Voulez-vous me suivre ? dit-il.

– Certainement dit le Gascon.

Et donnant toujours la main à la Bayonnaise, il entra dans le petit salon où madame Edwige attendait.

– Eh bien, fit-il, ou est le prince ?

– Vous ne le verrez pas, dit madame Edwige.

– Plaît-il ?

– Mais il vous voit…

– Ah bah !

– Ainsi que mademoiselle votre sœur.

– Madame, dit froidement le chevalier, comme je n'aime pas les énigmes, on est toujours obligé de me les expliquer.

Et il se campa devant elle le poing sur la hanche et reprit son attitude de matamore, au grand déplaisir de la terrible matrone, qui n'avait d'espoir que dans la glace magique, car la Bayonnaise était d'une incomparable beauté.

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