IX

Le chevalier était, comme on le sait, le maître de la situation.

Jeanne, émerveillée des premiers résultats obtenus, avait en lui désormais une confiance aveugle, et se gardait bien de le contredire.

Quant au margrave, vieux et cassé, en dépit de ses onguents et de ses cosmétiques, il se montrait plein de respect pour cette rapière dont la lame étincelait aux feux des bougies.

La verve gasconne reprit alors tout son empire.

– Monseigneur, dit alors le chevalier, l'histoire que je vais vous dire est peut-être un peu longue, mais il est nécessaire que vous la sachiez pour comprendre la position qui m'est faite.

– Parlez, soupira le margrave.

– Mon père, reprit le chevalier, était un des plus riches seigneurs du pays de Gascogne. Nous avions deux douzaines de châteaux et des centaines de métairies aux bords de la Garonne, et un roi de France, passant par là, s'était écrié jadis : Je crois que j'aimerais autant être marquis de Castirac que roi ; le drôle est plus riche que moi.

Le margrave ne sourcilla pas à cette gasconnade et le chevalier, imperturbable, continua :

– Malheureusement, mon père avait un grand défaut, il était joueur.

« Chaque fois qu'il allait à Bordeaux, il perdait un de ses châteaux et une demi-douzaine de métairies.

« Notre mère en mourut de chagrin.

« Mon père jouait toujours et toutes nos métairies y passèrent, puis nos châteaux, à l'exception, toutefois, du manoir de Castirac, qui a été bâti au temps du roi Salomon, par un de nos ancêtres.

– Peste ! interrompit le margrave en souriant, vous êtes de bonne noblesse.

– Heu ! heu ! fit modestement le chevalier. Mais je reprends. Mon père avait donc tant et si bien joué qu'il ne nous restait plus que le manoir de Castirac.

« Nous avions un voisin.

« Ce voisin, dont la gentilhommière s'élevait en face de Castirac, de l'autre côté de la Garonne, était fort jaloux de nous et il s'était réjoui en apprenant notre ruine.

« Un jour qu'il rencontra mon père, il lui dit :

« – Voulez-vous jouer Castirac contre mon château ?

« – Jamais ! répondit mon père.

« Puis il prit un air dédaigneux et ajouta :

« – Votre château n'a que deux tours et le mien en a quatre.

« – Qu'à cela ne tienne ! répondit le voisin, je vous joue mes deux tours contre deux des vôtres.

« – Comment l'entendez-vous ? fit mon père.

« – Écoutez-moi bien. Si je perds, je rase mes deux tours.

« – Et si vous gagnez ?

« – Vous rasez deux des vôtres, celles qui se mirent dans la Garonne…

« – Et qui vous font loucher quand vous les regardez, ricana mon père.

« – Peut-être… et il est bien convenu que le perdant ne pourra racheter ses deux tours que moyennant une rançon de cent mille livres.

« – Accepté, dit mon père.

« Il avait toujours un cornet et des dés dans sa poche.

« Ils s'assirent tous deux, le voisin et lui, à l'ombre d'une haie, prirent une pierre pour table et entamèrent la partie : au troisième coup mon père avait perdu.

– Et vous rasâtes vos deux tours ?

– Naturellement…

– Et vous ne les avez jamais reconstruites ?

– Pas encore. Mais… attendez…

– Voyons !

– Il y a une légende dans notre famille.

– Remonte-t-elle à Salomon ?

– Non, mais à saint Joseph, qui était un grand ami de celui de mes ancêtres qui était son contemporain.

– Après ? fit le margrave.

– Cette légende prétend qu'une femme d'incomparable beauté reconstruira les deux tours de Castirac et rendra à cette antique maison toute sa splendeur passée.

– Qu'à cela ne tienne, dit le margrave, je vous promets de reconstruire les deux tours.

– Oui, dit le Gascon, mais il faut payer leur rançon, c'est à dire cent mille livres.

– Oh ! oh !

– J'ai juré à mon père mourant que personne n'embrasserait ma sœur qu'il n'eût versé par avance cette somme. Comprenez-vous maintenant ?

– Parfaitement, dit le margrave. Eh bien, je vais appeler Conrad et vous faire compter son argent.

– À merveille ! dit le chevalier, qui tressaillit de joie.

Mais, en ce moment, la porte s'ouvrit et un des pages qui faisaient le service de la table entra.

Il portait un plateau sur lequel était un flacon de vin du Rhin et deux gobelets en verre de Bohême.

– Voici le vin des fiançailles, dit le margrave.

– Je vais boire à la santé des tours de Castirac, dit le Gascon.

– Et moi, dit le margrave, à la santé de la future princesse de Lansbourg-Nassau.

Le page remplit les verres.

Puis le margrave et le chevalier trinquèrent en saluant Jeanne.

– Ceci est un vin d'homme, qui est interdit aux femmes, dit le margrave, par un édit de l'empereur Joseph. Respectons sa volonté.

Et il vida son verre.

Le chevalier l'imita et se pourlécha les lèvres.

– Sandis ! s'écria-t-il, voilà du fameux vin, beau-frère ; et quand vous m'aurez compté les cent mille livres…

– Ah ! c'est juste, dit le margrave.

– Vous pourrez embrasser ma sœur.

À ces mots, la Bayonnaise crut devoir rougir.

Le margrave, s'adressant alors au page :

– Mignon, fit-il, va-t-en dire à mon intendant qu'il apporte sur-le-champ cent mille livres.

Puis, regardant le Gascon :

– Comment voulez-vous cette somme, dit-il, en or ou en billets de caisse ?

– En billets de caisse, c'est plus commode.

Le page sortit.

Mais, presque aussitôt le chevalier jeta un cri et porta la main à son front.

– Ah ! dit-il, voilà qui est bizarre…

– Quoi donc ? fit le margrave.

– Ce vin me produit un effet… Il me semble qu'on me brise la tête à coups de marteau.

Il essaya de se lever et retomba dans son fauteuil.

– Moi aussi, dit le margrave, qui, à son tour, jeta un cri.

Et tous deux luttèrent un moment contre une ivresse subite et foudroyante.

Jeanne effrayée les regardait tous deux…

Pendant quelques minutes, ils se débattirent convulsivement, puis leurs yeux se fermèrent, leurs gémissements s'éteignirent et ils roulèrent sous la table comme des corps inertes.

Alors une portière se souleva et madame Edwige parut.

* * * *

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