La Bayonnaise était quelque peu bouleversée.
Le chevalier de Castirac, son protecteur de hasard, n'était plus qu'un homme ivre-mort, dont elle ne pouvait attendre aucun secours.
Le margrave, son futur époux, se trouvait dans le même cas, et elle se voyait à la merci de la terrible gouvernante.
Son premier mouvement fut donc un mouvement de crainte, puis elle éprouva comme un besoin instinctif de se défendre, et un couteau qu'elle saisit sur la table lui devint une arme dans la main.
Mais Madame Edwige avait aux lèvres un sourire qui excluait toute idée de violence, et Jeanne se trouva subitement rassurée.
La mégère s'approcha d'un air respectueux et presque timide, et dit :
– Ne vous effrayez pas, ma belle demoiselle, de ce qui vient d'arriver. Le margrave, dans un accès d'humeur, a refusé les services de son intendant, et c'est un page qui a fait tout le mal.
Heureusement le mal n'est pas grand.
Jeanne regardait tour à tour ces deux corps inertes qui ronflaient sous la table.
Madame Edwige reprit :
– Le margrave, que vous allez épouser, est très vieux, et vous serez bientôt veuve. Il n'a conservé une apparence de jeunesse qu'à la condition de prendre chaque soir un verre de ce vin qu'il vient de boire et qui le plonge dans un sommeil profond, qui dure parfois vingt-quatre heures.
Le page, que Conrad l'intendant n'avait point prévenu, a apporté le breuvage accoutumé, et dont il ignorait l'influence.
Le margrave a bu, ne sachant pas que le vin avait été mélangé de narcotique, et c'est ce qui explique la mésaventure advenue à M. le chevalier, votre frère, qui lui a fait raison. Vous comprenez maintenant, n'est-ce pas ? acheva madame Edwige.
Néanmoins, la défiance de la Bayonnaise n'était point désarmée.
– Oh ! fit madame Edwige devinant sa pensée, je sais bien que vous n'avez pas confiance en moi, et en cela vous avez raison, du moins en apparence, car j'ai essayé de vous nuire. Mais je vais vous en dire le motif.
Sur ces mots, elle prit la main de la Bayonnaise et poursuivit :
– J'avais une protégée, une femme fort belle, moins belle que vous cependant, et qui aspirait à devenir princesse. C'est pour cela que j'avais imaginé la glace enlaidissante et j'espérais bien que ma protégée, qui n'arrivera à Paris que demain, surviendrait à temps pour s'emparer du cœur de mon maître.
« Il faut vous dire, ajouta madame Edwige en clignant de l'œil, que ma protection n'était pas désintéressée.
« Il était convenu que si ma protégée devenait princesse, elle nous donnerait, à mon mari et à moi, cent mille livres avec lesquelles nous nous en irions tous les deux vivre tranquilles dans notre pays.
« Voulez-vous me promettre cette somme, et je vous suis toute dévouée ?
La proposition de madame Edwige paraissait si pleine de franchise que Jeanne s'y laissa prendre.
– Soit, dit-elle, je vous promets que si j'épouse le margrave, vous aurez vos cent mille livres.
– Vous l'épouserez, dit madame Edwige.
Et, baisant la main de la Bayonnaise, elle ajouta :
– Maintenant, je suis votre alliée et je vous reconnais pour ma maîtresse.
Sur ces mots, elle se dirigea vers un cordon de sonnette et le secoua.
Aussitôt une porte s'ouvrit et deux femmes parurent.
Deux camérières, vives, lestes et pimpantes.
– Voici vos femmes de chambre, dit madame Edwige ; elles vont vous conduire à votre appartement.
La Bayonnaise se demandait si elle n'était pas le jouet de quelque rêve, et si tout cela était bien réel.
Elle suivit les deux camérières.
Elles ouvrirent une seconde porte, et Jeanne se trouva au seuil d'un véritable petit palais, ou plutôt d'une chambre à coucher qui paraissait avoir été disposée pour une reine.
De riches vêtements étaient étalés sur le lit.
Une baignoire parfumée l'attendait.
Mais Jeanne étaient de ces femmes qui, nées sur le fumier, semblent faites pour les grandeurs.
Elle se laissa baigner, parfumer, revêtir d'un somptueux vêtement de nuit, et se coucha sur une moelleuse ottomane. Après quoi, elle congédia les deux soubrettes, leur recommandant toutefois de la venir éveiller de bonne heure le lendemain, et de lui amener son frère, le chevalier de Castirac, aussitôt qu'il sortirait de son ivresse.
Elle n'avait point voulu se mettre au lit tout d'abord.
Elle éprouvait le besoin de réfléchir un peu, de retrouver tout son calme, toute sa présence d'esprit, et, en outre, de jouir, par le regard, de toutes ces richesses qui l'entouraient.
– Évidemment, se disait-elle, on m'a conduite dans la chambre de la mariée, dans celle que doit occuper la femme future du margrave.
Or, puisque j'ai déjà la chambre, il sera difficile de m'en déposséder, ou alors je deviendrais sotte, laide et bossue, en quelques minutes, ce qui ne saurait arriver que par un miracle, et ce miracle, j'en suis bien sûre, ne se fera pas.
Cependant, au milieu de sa joie, Jeanne la Bayonnaise éprouvait un certain malaise.
Si elle n'avait absorbé aucun narcotique, du moins avait-elle bu des vins quelque peu capiteux, et quelque effort qu'elle fît pour demeurer éveillée, elle sentit peu à peu ses paupières s'alourdir.
Néanmoins, elle luttait encore contre le sommeil, lorsqu'un léger bruit la fit tressaillir.
De paresseusement allongée qu'elle était sur l'ottomane, elle se leva tout à coup.
Le bruit persistait.
C'étaient de petits coups discrets qu'on frappait à la porte.
Elle crut que c'était madame Edwige et elle dit :
– Entrez !
Mais une voix qu'elle ne put reconnaître répondit :
– C'est impossible ! la porte est fermée.
Alors Jeanne se souvint qu'après le départ des camérières elle avait poussé le verrou.
Elle se leva donc pour aller ouvrir.
Cependant, avant de tirer les verroux, elle demanda :
– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?
– Ouvrez…, répéta la voix, qui perdait son timbre ordinaire et sa sonorité en passant au travers de la porte. Je suis un ami…
À tout hasard, Jeanne ouvrit.
Mais à peine la porte se fut-elle entre-bâillée que la Bayonnaise jeta un cri.
Elle avait devant elle le sergent Lafolie, son premier amoureux.