Janine ouvrit cette porte.
– Une fameuse serrure ! murmura le margrave qui put entendre, au seul mouvement de cette petite clef, grincer des verroux, et des pênes énormes courir dans leurs gâches.
Janine ne répondit pas.
La porte ouverte, le margrave vit un escalier qui s'enfonçait verticalement et tourner en manière de coquille de colimaçon.
À quelle profondeur atteignait-il, partant déjà de cette profondeur non calculée où se trouvaient Janine et le margrave ?
Nul n'aurait pu le préciser.
Mais les gémissements, les plaintes, et parfois les hurlements du prisonnier, tout en arrivant plus distinctement aux oreilles du margrave, lui parurent encore monter du fond de l'enfer.
Janine fit un nouveau signe aux deux négrillons.
L'un posa le pied sur la première marche et commença à descendre lentement.
Puis Janine, tenant toujours le margrave par la main, descendit après lui.
Enfin le deuxième négrillon, élevant sa torchère au dessus de leur tête, ferma la marche.
À mesure qu'ils descendaient les imprécations et les hurlements du prisonnier devenaient plus violents et plus nettement articulés.
– Mais enfin, dit le margrave à Janine, explique-moi donc…
– Comment le marquis est en mon pouvoir ?
– Oui. Car je l'ai vu, il y a quinze jours.
– Je sais cela.
– Ah ! vraiment ?
Janine reprit :
– Maintenant que tu m'as donné une preuve d'amour, je ne veux pas revenir sur le passé ; mais enfin, il faut bien que je te dise que le marquis, alors âgé de vingt ans, fut ton complice, quand tu m'envoyas au bûcher.
– C'est lui qui te dénonça, traîtreusement.
– Soit, mais tu l'y avais poussé.
Le margrave ne répondit pas.
– Deux jours avant ma mort, poursuivit Janine, car, pour lui et pour toi, j'allais mourir, je ne t'aimais plus, je te méprisais et j'aimais le marquis.
« Lorsque je suis montée sur le bûcher, un revirement se fit dans mon cœur.
« Je vous aperçus tous deux dans la foule, et soudain je me repris à t'aimer avec cette frénésie sauvage dont aujourd'hui encore je te donne une preuve éclatante, et je me jurai de châtier le marquis.
« Et puis, ajouta Janine, avec sa voix mélancolique et son sourire triste, il s'est passé quarante années, et je ne me suis point vengée.
« Je suis une femme d'amour et non une femme de haine.
« Je t'aimais, et le jour où je fus sur le chemin de cette découverte, qui pouvait te rendre la jeunesse et te faire immortel, je n'eus plus qu'un but, qu'une pensée, un désir ardent : te reconquérir tout entier, mon Fritz adoré.
Ce vieillard chancelant, aux cheveux rares et aux dents disparues, avait une telle dose de fatuité qu'il ne sourcilla point à ces brûlantes paroles de Janine.
La femme immortelle poursuivit :
– Mais le marquis s'est mis en tête de me retrouver, de me revoir, lui qui croyait à mon immortalité.
« Il a voulu faire du bruit, il a failli compromettre mes projets te concernant. Alors, je lui ai tendu un piège et il y est tombé.
Les hurlements continuèrent.
Bientôt le margrave, qui descendait toujours, put entendre ces paroles nettement articulées :
– Janine, je te ferai périr par la hache du bourreau, et quand ta tête sera détachée du tronc, nous verrons bien si tu es immortelle !
– Nous y voici, dit Janine au margrave.
Celui-ci aperçut alors une énorme grille qui fermait une sorte de logette pratiquée dans la cage de l'escalier, lequel, du reste, continuait à s'enfoncer sous terre.
Alors les deux négrillons se placèrent devant cette grille, projetant à l'intérieur de ce singulier cachot la lumière de deux torchères.
Le margrave vit alors le marquis à demi vêtu, les cheveux en désordre, sa chemise déchirée, pâle, hâve, grinçant des dents et se cramponnant de ses mains crispées aux barreaux de sa prison.
– Ah ! te voilà, Janine ! s'écria-t-il en lui montrant le poing, je t'aimais jadis, mais je te hais maintenant, et je te ferai mourir de la main du bourreau.
Janine haussa imperceptiblement les épaules et, s'effaçant, laissa voir le margrave au prisonnier.
Cette vue lui donna un redoublement de rage, et il montra le poing à son rival.
– Marquis, lui dit Janine, l'heure de votre délivrance approche.
Il eut un ricanement de fureur.
– Si tu me délivres, sorcière d'enfer, dit-il, tu hâteras ton châtiment.
– Je vais rendre la jeunesse au margrave, poursuivit-elle, à mon Fritz bien-aimé ; puis nous nous marierons et nous quitterons la France. Dès lors, marquis, je braverai votre colère et vous pourrez reconquérir votre liberté, dont, dès à présent, ajouta-t-elle, je vais vous fournir l'instrument.
Ce disant, elle tira de son sein une petite lime qu'elle lui jeta au travers des barreaux.
– En admettant, poursuivit-elle, que vous en fassiez usage nuit et jour, il vous faudra deux grandes semaines pour briser ces barreaux, et dans quinze jours, nous serons hors de France.
L'exaspération du marquis croissait au lieu de se calmer.
– Fusses-tu au bout du monde ! s'écria-t-il, je te rejoindrai !
– Que je vous donne un dernier renseignement, marquis, dit encore Janine. Vos barreaux brisés, vous descendrez cet escalier. Il aboutit à un corridor qui remonte au niveau de la Seine. Vous êtes bon nageur, vous l'avez prouvé.
Et elle lui tourna le dos.
– Viens, dit-elle au margrave, viens mon bien-aimé. Je vais travailler maintenant à te rendre la jeunesse.
* * * *
Dix minutes après, le margrave s'était couché sur le lit où déjà Janine lui avait tiré plusieurs pintes de sang.
Un des négrillons tenait l'aiguière d'argent, l'autre éclairait cette scène bizarre.
Cependant Janine n'avait point encore piqué la veine d'où le sang devait jaillir.
Un soupçon traversa l'esprit du margrave, comme elle approchait l'épingle d'or de son bras nu.
– Arrête ! s'écria-t-il.