XLIII

Le soupçon qui venait de traverser l'esprit du margrave était celui-ci : « Janine a enfermé le marquis de la Roche-Maubert ; elle se venge de lui. Qui sait si elle ne se vengera de moi aussi ? »

– Eh bien, fit la femme immortelle en laissant suspendue son épingle d'or au dessus du bras.

– Tu ne me trompes pas, au moins ? fit le margrave.

– Te tromper ! et pourquoi ?

– Si, mon sang répandu jusqu'à la dernière goutte, tu allais me laisser mourir.

Janine haussa les épaules.

Mais au lieu de protester, elle se contenta d'aller vers la cheminée au long de laquelle pendait un gland de sonnette, qu'elle prit et agita.

– Que fais-tu ? dit le margrave étonné.

Janine ne répondit pas.

Seulement, au bout de quelques secondes, la porte s'ouvrit et un personnage entra, sur la vue duquel le margrave était loin de compter.

Ce personnage était madame Edwige.

La terrible gouvernante était comme le trait d'union entre la vie réelle et cette fantastique existence que le margrave menait depuis quarante-huit heures.

Madame Edwige souriait.

– Madame, lui dit froidement Janine, je ne puis tenir ce que je vous ai promis. Ce pauvre Fritz est fou.

« Vous seule savez si je l'aimais, vous qui, depuis vingt ans, m'écrivez chaque jour ce qu'il fait.

– C'est vrai, dit madame Edwige.

– Comment ! balbutia le margrave, tu savais ?…

– Je sais tout, dit madame Edwige, qui attacha sur le vieillard son regard dominateur, et j'ai eu bien de la peine à vous amener ici.

– Eh bien, dit Janine, emmenez-le, car il est indigne de mon amour.

– Janine, s'écria le margrave confus, pardonne-moi encore. Tiens… que mon sang coule… j'ai foi en toi…

Et il lui tendit son bras.

Mais Janine avait remis l'épingle d'or dans ses cheveux.

– Non, dit-elle, pas à présent.

– Pourquoi ?

– Je te l'ai dit, si tu ne m'aimes pas, je serai impuissante à te rendre la jeunesse.

– Et si je t'aime !

– Je veux bien te pardonner encore, dit-elle, mais à la condition que tu te soumettras à une dernière épreuve.

– Parle.

Janine fit un signe à madame Edwige cette fois.

La gouvernante alla prendre un gobelet d'argent et un flacon qui se trouvaient sur un dressoir.

– Tu as les nerfs agités, dit Janine, et tu as besoin de calme. Bois cela.

Madame Edwige avait versé une partie du contenu du flacon dans le gobelet et elle le présentait au margrave.

Celui-ci, devenu docile comme un enfant, prit le gobelet et le vida d'un trait.

Ce fut rapide, presque foudroyant.

Le margrave jeta un cri, fit un soubresaut sur le lit, puis retomba encore.

Ses yeux s'étaient brusquement fermés et une paralysie entière s'était emparée de tout son corps.

Alors madame Edwige regarda Janine.

– Il est mort ! dit-elle.

– Non, répondit Janine, mais tous ses sens sont paralysés à l'exception d'un seul.

– Lequel ?

– L'ouïe.

– Il entend ce que nous disons ?

– Oui, et son châtiment va commencer.

Et Janine, qui avait tout à coup pris la solennelle attitude d'un juge qui condamne, Janine regarda cet homme qui avait l'air d'un cadavre et dit :

– Fritz, prince margrave de Lansbourg-Nassau, je ne suis pas Janine, la sorcière, Janine, la femme qui faisait de l'or. Ma mère est morte sur le bûcher que tu lui as dressé. Mais Janine, en mourant, a légué sa vengeance à son héritière. C'était ma mère ; et Dieu, qui punit les assassins et les traîtres, a permis que j'eusse avec elle une ressemblance qui devait être ta perte.

Le margrave ne bougea pas ; ses yeux ne s'ouvrirent point ; mais quelques muscles de son visage se crispèrent.

Ce fut la seule trace visible de la terrible et profonde émotion qu'il éprouva en ce moment, – car Janine avait dit vrai : si tout son corps était plongé dans une léthargie profonde, son ouïe était demeurée intacte.

Janine poursuivit :

– Fritz, prince margrave de Lansbourg-Nassau, ta dernière heure est proche, et je t'ai condamné à mourir ; mais ta mort sera lente et ton sang s'en ira goutte à goutte, et tu pourras entendre s'ouvrir pour toi la porte de l'éternité.

« Chaque nuit je te tirerai quelques pintes de sang, et cela jusqu'à ce que tes veines soient vides et que ton cœur infâme cesse de battre.

« Écoute encore, prince margrave : tout à l'heure, ô insensé, tu as fait un testament et tu as indiqué ton héritier.

« Cet héritier est vivant et je l'aime. Tiens, si tu ne peux le voir, au moins entendras-tu le bruit de mes baisers sur sa joue.

Et Janine sonna une seconde fois.

Alors un homme entra.

C'était le chevalier d'Esparron.

Le chevalier ne savait rien sans doute de ce qui venait de se passer, car il regarda Janine avec étonnement.

– Prince margrave de Lansbourg-Nassau, je te salue, dit-elle.

Et comme il faisait un pas en arrière, elle tira de son sein le testament aux armes du margrave.

– Tiens, dit-elle, le misérable a bien fait les choses, il nous restitue les trésors volés à ma tante et te nomme son héritier.

Et Janine expliqua au chevalier d'Esparron par quelle ruse gracieuse elle avait amené le margrave à se dessaisir de ses biens.

– Il n'est donc pas mort ? demanda le chevalier.

– Il vivra cinq jours encore.

Le chevalier fronça le sourcil.

– C'est quatre jours de trop, dit-il.

– Pourquoi ? dit Janine étonnée.

– Parce que nos ennemis sont sur nos traces, dit le chevalier.

– Soit, mais le Régent nous protège, répondit Janine.

Et elle piqua avec son épingle le bras du margrave, et un jet de sang tomba dans l'aiguière que tenait toujours le négrillon.

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