Le premier des deux porteurs l'avait fort bien dit, le président Boisfleury était couché et dormait probablement, car les deux drôles frappèrent plusieurs fois à tour de bras sur la vieille porte de la vieille maison sans obtenir de réponse.
Le président Boisfleury s'était mis au lit en rentrant et il dormait sans doute de ce lourd sommeil qui est comme la récompense des consciences tranquilles.
Enfin une fenêtre s'ouvrit au dessus de la grande porte et le président, coiffé d'un bonnet de coton, demanda ce qu'on lui voulait.
– C'est nous, monsieur le président, répondit l'un des porteurs.
Le président reconnut la chaise dont il s'était servi toute la soirée.
– Hé ! que voulez-vous, drôles ? fit-il, qu'avez-vous à réclamer ? Vous aurais-je par hasard payé avec un écu rogné ?
La voix du magistrat était aigre comme celle d'un homme mécontent d'avoir été éveillé en sursaut.
– Non, monsieur le président, répondit l'autre drôle sans se déconcerter le moins du monde.
Seulement nous croyons avoir découvert la trace d'un crime, et nous venons vous en prévenir.
À ce mot de crime, le zélé président avait bondi comme un cheval de bataille, rendu à la charrue, dresse l'oreille quand il entend le clairon.
Le premier porteur acheva de le subjuguer en ajoutant :
– Et, comme nous savons votre grand amour pour la justice et votre exécration pour les malfaiteurs, nous n'avons pas hésité à vous réveiller.
– Mais de quel crime est-il question ? demanda encore le président.
– Nous avons trouvé un homme dans la rue.
– Bon !
– Un homme qui n'est pas mort, et qui, cependant, ne peut pas parvenir à s'éveiller. Nous pensons qu'il y a dans cette singulière ivresse dont il paraît atteint quelque chose qui n'est pas naturel.
– Et où est-il, cet homme ?
– Nous l'avons laissé dans la chaise, et nous vous l'apportons.
Le président disparut de la fenêtre en disant :
– Attendez… je descends…
– Eh bien, dit le second porteur, que te disais-je ? Le bonhomme est capable de passer une nuit tout à fait blanche par amour de la justice et en haine des voleurs.
– C'est pourtant vrai.
– N'est-ce pas un bon tour ?
– Oh ! excellent.
La vieille gouvernante du président Boisfleury était sourde ; elle n'avait donc pas entendu frapper, et son maître, enfin éveillé, n'ayant pas hésité à se lever, jugea inutile de troubler son repos.
Il descendit donc lui-même ouvrir la porte, en caleçon, en bonnet de coton, tenant, en guise de lampe, une chandelle à la main.
À peine la porte s'était-elle ouverte, que les deux porteurs ne donnèrent point au président le temps de mettre le pied dans la rue.
Tout au contraire, ils prirent la chaise et la portèrent dans le vestibule.
M. Boisfleury s'approcha alors, sa chandelle à la main, écarta les rideaux de cuir de la chaise et vit le chevalier de Castirac toujours plongé dans un sommeil profond.
– Hum ! hum ! fit-il, voilà un visage qui ne me revient qu'à moitié.
– C'est l'effet qu'il nous a produit, dit le premier porteur.
– Aussi n'avons-nous pas hésité, reprit le second…
– C'est bien, c'est bien, fit le président.
Puis il examina les vêtements dépenaillés du chevalier.
– Hum ! hum ! répétait-il, c'est un aventurier… un soudard, cela se voit.
Puis il ajouta :
– Pincez-moi ce gaillard-là, qu'il s'éveille et que je l'interroge.
Les deux porteurs secouèrent la tête.
– Nous n'avons jamais pu l'éveiller, dirent-ils.
– Pincez-le toujours.
Ils obéirent en conscience et le chevalier ne s'éveilla point.
– Sortez-le de la chaise, ordonna encore le président Boisfleury.
Le chevalier était comme une masse inerte.
Les deux porteurs l'étendirent sur le sol du vestibule.
– Mais il est mort ! dit le président.
– Nous l'avons cru comme vous, monsieur ; mais vous allez voir que son cœur bat.
Le président, ravi, posa sa main sur le cœur du chevalier et en sentit parfaitement les pulsations.
Alors il se mit à le secouer lui-même et à le pincer aux deux bras, de façon à lui faire de véritables bleus.
Le chevalier dormait toujours.
– Voilà qui est bien extraordinaire ! murmurait le petit homme, dont les yeux brillaient d'une sombre joie ; car il entrevoyait déjà une magnifique instruction à faire.
Il ouvrit une porte qui donnait sur le vestibule.
Cette porte était celle d'une petite salle dans laquelle il y avait un lit.
– Prenez-moi cet homme, ordonna encore le président, et apportez-le moi ici.
En même temps, il passa le premier et s'arrêta auprès du lit, sa chandelle à la main.
Le chevalier fut étendu dessus, et l'un des porteurs, sur un signe du président, se mit à dégrafer sa veste et à déboutonner sa chemise.
Ni la gorge ni la poitrine ne portaient aucune trace de violence ni aucune blessure.
En même temps, le sommeil léthargique dans lequel il était plongé paraissait d'une régularité parfaite et sa poitrine se soulevait comme celle d'un homme qui dort naturellement.
– Voilà qui est vraiment bien extraordinaire ! murmurait le président de plus en plus joyeux.
Il alla chercher du vinaigre et en imbiba les tempes, les lèvres et les narines du chevalier.
Ce fut peine perdue.
– Et où l'avez-vous trouvé ? dit-il.
– Dans le ruisseau, rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Bons-Enfants.
– Ah !
– Il avait une lanterne sur le ventre.
Un souvenir parut traverser l'esprit du président :
– Rue des Bons-Enfants, dites-vous ?
– Oui, monsieur le président.
– N'est-ce pas là qu'est un hôtel dans lequel est descendu un personnage un peu… extraordinaire… un prince allemand ?…
– Justement.
– Hum ! hum !
Et le président Boisfleury flairait de plus en plus une belle instruction criminelle.
– Fouillez-moi ce drôle-là, dit-il, peut-être a-t-il sur lui quelques papiers importants.
Les deux porteurs obéirent encore, et ce fut celui qui avait émis l'opinion, un quart d'heure auparavant, qu'un homme dont les habits étaient aussi fanés ne pouvait loger que le diable en sa bourse, qui fourra sa main dans les poches du chevalier.
À la grande stupeur de son compagnon, il en retira une bourse.
Et cette bourse était ronde, et le président l'ayant ouverte, elle se trouva pleine d'or.
Les deux porteurs se regardèrent consternés, et celui qui s'était montré si honnête soupira.
Le président, au contraire, murmurait :
– Un homme aussi mal vêtu, et qui a de l'or plein ses poches, voilà qui est de moins en moins naturel.
Et il posa la bourse sur la cheminée, ajoutant :
– Ce sera le point de départ de mon instruction.
En même temps, il regarda les deux porteurs :
– Vous êtes de braves gens, leur dit-il, vous avez, selon toute apparence, rendu un grand service à la justice, et vous méritez une récompense.
Ce disant, il fouilla dans sa propre poche et en retira une seconde pièce de douze sous qu'il leur offrit majestueusement.