Tandis que ces choses-là se passaient à l'intérieur de l'hôtel, notre ami le chevalier de Castirac cuvait son vin ou plutôt était encore sous l'étreinte de cette léthargie violente dans laquelle il avait été plongé en même temps que le margrave.
Conrad, l'intendant vêtu d'écarlate, avait ponctuellement exécuté les ordres du margrave et fait porter le Gascon dans le ruisseau de la rue Saint-Honoré.
On l'avait couché tout de son long, la tête vers le mur, les pieds tournés vers la chaussée et, en s'en allant, les deux pages qui avaient été chargés de cette besogne avaient eu l'humanité de lui poser une lanterne sur le ventre, afin que quelque carrosse attardé ne l'écrasât point. Cela se passait environ une heure après que les gens du guet avaient fait leur ronde et, par conséquent, la rue était déserte.
À quatre heures du matin, personne encore n'était passé par là, ou, tout au moins, fait attention à la lanterne qui servait de phare au Gascon, quand une litière déboucha par la rue des Bons-Enfants.
Les porteurs de cette litière paraissaient pressés et allaient un bon train, lorsque le premier se heurta aux jambes inertes du chevalier.
– Hé ! dit-il, qu'est-ce que cela ?
En même temps il s'arrêta.
L'autre porteur en fit autant, et tous deux déposèrent la litière sur ses quatre pieds.
Sans doute la litière était vide, car personne ne réclama.
Alors les deux porteurs, qui étaient de grands et robustes laquais vêtus d'une livrée sombre, se penchèrent sur le dormeur, et la conversation suivante s'établit entre eux :
– Crois-tu qu'il est ivre ? dit le premier.
– On dirait qu'il est mort, fit l'autre.
– Les morts n'ont pas d'héritiers, reprit le premier.
L'autre le regarda.
– Crois-tu, reprit celui qui avait émis cette singulière opinion, que nous avons fait une mauvaise journée, hein ?
– Dam ! répliqua l'autre, quand on est loué par le président Boisfleury, on ne doit pas s'attendre à autre chose.
Un mot suffira pour expliquer ces dernières paroles.
À cette époque, on louait une litière absolument comme une voiture ; et, de même qu'il y avait des gens qui avaient trois, quatre, jusqu'à dix carrosses numérotés, à l'usage des seigneurs et de tous ceux qui n'avaient pas un équipage à eux, de même il se trouvait des industriels qui louaient à l'heure, à la demi-journée ou à la soirée des chaises à porteurs.
Or les deux drôles qui venaient de prononcer le nom du président Boisfleury appartenaient à une industrie de ce genre et ils n'avaient de plus clair bénéfice que les pourboires que leur donnait un client généreux, la location de la chaise à porteur étant payée directement à celui qui en était le propriétaire.
Or le président Boisfleury n'était pas précisément un client généreux.
Membre du parlement, président de la chambre criminelle, maître Boisfleury était signalé dans la rue de la Vrillière, qu'il habitait depuis un quart de siècle, pour le dernier cuistre de France et de Navarre.
C'était un petit homme entre deux âges, sec, bilieux, au teint olivâtre, possédé d'un amour immodéré de la justice, et que ses fonctions redoutables avaient habitué à voir des coupables partout.
Il était garçon, vivait mal avec une vieille servante, faisait maigre chère et menait une vraie vie d'anachorète.
Les malfaiteurs tremblaient quand il montait sur son siège ; les bourgeois de son quartier se livraient à mille plaisanteries sur son avarice, mais personne au monde n'eût osé dire que le président Boisfleury n'était pas l'homme le plus honnête et le juge le plus intègre de France.
Or, ce soir-là, le président avait eu beaucoup de visites à faire.
Il était allé saluer plusieurs de ses confrères qui prenaient l'hiver gaîment et donnaient des bals et des fêtes, et n'avait regagné son modeste logis que vers trois heures du matin.
Pour cela, il avait loué une chaise, et quand il avait congédié les deux porteurs, il leur avait donné, en matière de pourboire, une pièce de douze sous.
Or donc, les deux porteurs avaient posé leur chaise à terre, et ils contemplaient, grâce à la lanterne, le chevalier de Castirac évanoui.
– Tu as raison, dit le second, les morts n'ont pas toujours des héritiers, mais ils peuvent en avoir…
– Bah ! la nuit est noire, la rue est déserte…
– Et puis, qui te dit qu'il est mort ?
Et le deuxième porteur mit la main sur la poitrine du Gascon.
– Certes, non, il n'est pas mort.
– Ah !
– Le cœur bat…
– Mais il est ivre, et on est si mal payé par les gens de justice que l'on a envie de se faire voleur.
– Les voleurs sont pendus.
– Oui, quand ils sont pris.
– Et puis, reprit le second porteur, plus honnête que son compagnon, regarde-moi l'homme.
– Bon ! je le vois…
– Il a une épée au côté, c'est vrai, mais ses vêtements sont dépenaillés, et je parierais qu'il n'a pas dix deniers dans sa bourse, s'il a une bourse.
– Voyons toujours.
– Non, dit l'autre, devenir voleur pour si peu de chose, est tout à fait misérable.
– Alors, allons-nous-en !
– Il me vient une idée…
– Laquelle ?
– Tu as pesté contre le président… moi aussi…
– Ah ! le cuistre !
– Veux-tu lui jouer un bon tour ?
– Je ne demande pas mieux.
– Tu sais qu'il a la rage de rendre la justice jour et nuit.
– Après ?
– Nous allons mettre cet homme dans la litière.
– Et puis ?
– Nous retournerons chez le président.
– Il est couché et il dort.
– C'est précisément là qu'est le bon tour.
– Voyons !
– Nous frapperons tant et si fort que la vieille sorcière de servante viendra ouvrir et qu'il s'éveillera.
– Et alors ?
– Alors nous lui déposerons cet ivrogne dans le corridor, en lui disant que nous avons pensé que ce pouvait être un criminel. Il nous a donné douze sous pour l'avoir porté pendant six heures, il est capable de nous donner un écu pour lui avoir amené un homme à juger.
– En effet, dit le premier porteur, c'est un bon tour à lui jouer que le tirer brusquement de son premier somme.
Et tous deux prirent le chevalier à bras-le-corps et le portèrent dans la litière.
Le chevalier dormait si profondément qu'un coup de canon ne l'eût point éveillé.