Le président Boisfleury le prenait sur un ton si haut que le lieutenant de police résolut de dégager sur-le-champ sa responsabilité.
– Monsieur le président, dit-il avec calme, je pense que vous daignerez m'écouter avec le calme qui sied à ceux qui, comme vous, représentent la justice.
– Certainement, dit Boisfleury.
– Tout ce que vous venez de me raconter, reprit le lieutenant de police, je le savais ou à peu près.
– Ah !
– Parlons du margrave d'abord. C'est un prince allemand fort riche, très bien apparenté, qui jouit d'un grand crédit et qui vient à Paris pour y semer royalement son or.
« La police ni la justice n'ont rien à voir dans tout cela.
« Il plaît à ce personnage de faire de son hôtel un champ de foire ou plutôt un marché sur lequel tout ce qu'il y a de femmes douteuses ou de mœurs légères viennent exposer leurs charmes et briguer l'honneur d'être épousées ; je ne vois là rien qui me doive préoccuper. »
– Soit, dit le président Boisfleury. Mais cet homme qu'on endort et qu'on jette dans la rue…
– Cet homme est un aventurier, et peut-être ne vous a-t-il pas dit toute la vérité ; comme ceci, par exemple, que la prétendue sœur était une gourgandine et qu'il a voulu le premier se moquer du margrave.
– Mais le marquis de la Roche-Maubert…
– Ah ! ceci, c'est différent.
– Vous en convenez ?
– Certainement, le marquis, sur le compte duquel je suis plus renseigné que vous, a disparu, mais il a disparu après avoir refusé de suivre les conseils qu'on lui donnait.
– Il faut qu'on le retrouve !
– C'est ce que je me suis dit tout d'abord. L'hôtelier du Cheval rouan m'est venu voir.
– Quand cela ?
– Il y a huit jours. Il m'a raconté à peu près tout ce que vous venez de me dire et j'ai donné des ordres pour qu'on retrouvât le marquis ou ses assassins, si, par hasard, il avait été la victime de quelque guet-apens.
– Et vos agents n'ont rien découvert ?
Un sourire glissa sur les lèvres du lieutenant de police.
– Vous n'y êtes pas, dit-il, monsieur le président. Cependant vous devriez comprendre.
– Plaît-il ?
– À demi-mot…
– Encore une fois, monsieur, dit sévèrement Boisfleury, je vous somme de vous expliquer.
– Comme je mettais mes agents en campagne, dit froidement le lieutenant de police, on m'a averti de ne pas aller plus loin.
– Et qui donc s'est permis…
– Voilà ce que vous auriez dû deviner déjà.
– Je ne devine rien et je veux savoir.
Le lieutenant de police eut un geste d'impatience.
– Oh ! ma foi ! dit-il, allez voir monseigneur Philippe d'Orléans, régent de France, et il vous renseignera mieux que moi.
Ce nom avait fait pâlir légèrement Boisfleury.
Mais c'était un homme d'une ténacité rare et qui ne se tenait jamais pour battu.
– Eh bien, soit, monsieur, dit-il, j'irai voir Son Altesse, et cela à l'instant même.
– Pardon, dit le lieutenant de police avec un sourire quelque peu railleur, je vous demanderai alors une grâce.
– Laquelle ?
– Celle de raconter à Son Altesse notre entretien.
– Vous pouvez y compter ! dit Boisfleury hors de lui.
Et il se leva et prit congé.
Un autre homme que le président Boisfleury se fût mis à réfléchir.
Le Régent était le premier personnage de France et il devait en cuire à quiconque oserait aller contre sa volonté.
Mais Boisfleury était convaincu que le Parlement, qui avait jugé et condamné les plus grands seigneurs de France, et tenu tête au roi en maintes circonstances, devait être placé au dessus du Régent, et lui dicter au besoin ses volontés.
Le bonhomme retourna donc au Palais.
Là, il endossa sa robe, mit son rabat, se coiffa du bonnet carré et commanda les quatre massiers qui accompagnaient les membres du Parlement dans les occasions solennelles.
Toute la cohorte des plaideurs, des juges et des avocats, en voyant ces préparatifs, demeura stupéfaite, et on crut à quelque grand événement politique.
Mais Boisfleury avait calmé sa colère dans le trajet qu'il avait fait depuis le seuil du cabinet de M. le lieutenant de police, jusqu'à la grande salle, et il avait retrouvé ce visage de sphynx [sic] devant lequel on tremblait, même avec la conscience tranquille.
Personne, excepté le greffier qui avait déjà mis au net les notes prises par le barbier, ne sut ce dont il s'agissait.
M. Boisfleury prit le travail du greffier, le fourra sous sa robe et monta dans la litière fleurdelisée qui était à la disposition des membres du Parlement, donnant l'ordre qu'on le portât au Palais-Royal.
Cet ordre confirma de plus en plus tous ceux qui l'entendirent dans cette opinion qu'il s'agissait d'un événement politique, comme, par exemple, une conspiration semblable à celle de M. de Cellamare, l'ambassadeur du roi d'Espagne et le complice des princes légitimés.
Trois quarts d'heure après, le président Boisfleury faisait, en grande pompe, son entrée au Palais-Royal et se faisait annoncer chez le Régent.
Philippe d'Orléans avait toujours témoigné à messieurs du Parlement, qui avaient cassé le testament de Louis XIV et l'avaient proclamé régent, une grande déférence.
Bien que ce prince se couchât ordinairement fort tard il se levait de bonne heure, et, dès le matin, travaillait avec Dubois, son premier ministre. M. le président Boisfleury ne fit donc pas antichambre et fut introduit sur-le-champ dans son cabinet.
Les instincts du juge criminel et ses hautes facultés d'observation permirent à M. Boisfleury de surprendre un geste et un regard d'inquiétude que le Régent et le cardinal échangèrent en le voyant entrer.
– Monseigneur, dit-il, je viens dénoncer à Votre Altesse royale des faits d'une haute gravité.
– Parlez, monsieur le président, répondit le Régent avec cette dignité affectueuse qui ne l'abandonnait jamais. À Dieu ne plaise que mon gouvernement soit jamais en désaccord avec la justice !
Ces paroles désarmèrent l'irritation subite de Boisfleury, qui pensa que le lieutenant de police avait rejeté sur le Régent la responsabilité de sa propre conduite.
Et l'entêté magistrat se mit à débiter son antienne, se servant des notes du barbier, et faisant suivre son récit d'une verte diatribe à l'endroit de M. le lieutenant de police, lequel paraissait, disait-il, méconnaître l'autorité du Parlement.
Le Régent l'écouta jusqu'au bout, sans l'interrompre, sans prononcer un mot.
Alors Boisfleury attendit.
– Monsieur le président, dit alors le prince avec calme, tout ce que le lieutenant de police vous a dit est parfaitement vrai.
Boisfleury fit un pas en arrière.
– Permettez, ajouta le Régent, que j'expédie une petite affaire pressante, et je vous donnerai ensuite l'explication de ma conduite.
Ce disant, il prit une plume et écrivit ces mots, qu'il mit sous les yeux du cardinal :
« Trouvez-moi le chevalier d'Esparron, il faut que je le voie aujourd'hui même. »
Dubois prit le papier et sortit.