Revenons au Gascon, le chevalier de Castirac, que le président Boisfleury avait laissé chez lui sous la garde de Marianne, sa vieille gouvernante.
Le président avait pris une bonne précaution pour conserver son prisonnier : il avait commandé à sa gouvernante de lui servir à déjeuner, pensant que l'homme qui boit et qui mange n'a nul besoin de liberté.
En cela le président Boisfleury se trompait, comme il se trompait encore en ayant une confiance aveugle dans Marianne.
Non que la brave femme ne lui fût point attachée, depuis trente années qu'elle le servait, ni qu'elle eût été capable de lui faire tort d'une obole.
Mais elle était peut-être – justifiant le proverbe qui dit qu'il n'est pas de héros pour son valet de chambre – le seul être qui ne fît aucun cas des talents judiciaires de son maître.
Avare comme lui, Marianne prétendait que le président mangeait son bien par amour de la justice, qu'il était assez vieux pour se retirer du palais et vivre tranquille.
Marianne avait donc frissonné quand le président Boisfleury avait parlé de donner à déjeuner au chevalier.
Mais elle avait l'habitude d'obéir, et tout en levant les yeux et les bras au ciel, quand le président fut parti, elle dressa une table dans cette même salle où avait eu lieu l'interrogatoire.
Et, en accomplissant cette besogne, elle regardait le chevalier du coin de l'œil.
Il était grand, il était maigre, et pour achever de le rendre affamé, on lui avait tiré le matin même une pinte de sang.
– Mais cet homme, pensait la vieille gouvernante avec effroi, va nous dévorer tout vivants !
Néanmoins elle plaça sur la table une carcasse de poulet, du pain et un petit morceau de bœuf froid et bouilli.
Castirac avait faim, il se mit à table.
Mais, à la troisième bouchée, il dit à Marianne :
– Perdez-vous la tête, ma bonne ?
– Hein ? dit Marianne avec aigreur.
– Pensez-vous que je fasse le repas de l'âne et que je mange sans boire ?
En même temps, il repoussa la cruche d'eau qu'elle avait placée sur la table.
Marianne ne se déconcerta point :
– Peut-être, dit-elle avec une pointe d'ironie, auriez-vous désiré boire du vin ?
– Parbleu !
– Mais cela est impossible !
– Et pourquoi cela ?
– D'abord, M. le président n'en boit pas. Il ne boit que de l'eau, et il dit à cela qu'un juge ne doit jamais s'exposer à voir son cerveau troublé.
– Oui, mais moi qui ne suis pas juge…
– Soit. Mais vous êtes prisonnier, et les prisonniers ne boivent pas de vin.
– Ah ! la bonne plaisanterie !…
– Vous êtes prisonnier, répéta Marianne, et tant que vous serez ici, votre sort ne sera pas malheureux… mais après ?…
– Comment ! après ?
– Vous ne savez donc pas le sort qui vous attend, dit Marianne qui voyait avec un redoublement d'épouvante le chevalier ouvrir une bouche démesurément grande, garnie de dents pointues comme celles des carnassiers.
– Mais, dit naïvement le chevalier, je suis l'hôte du président, bien plus que son prisonnier.
Marianne eut un sourire de pitié douloureuse.
– Pauvre jeune homme ! dit-elle.
– Ah ça, que voulez-vous dire, bonne femme ?
– Que vous êtes jeune.
– Hein !
– Et que vous ne connaissez pas le président Boisfleury. Quand une fois, on est entre ses mains, on n'en sort plus.
– Mais…
– Il s'est montré doux, affable avec vous tout à l'heure, n'est-ce pas ?
– Comment ! il m'appelait son cher ami.
– Eh bien, c'était pour endormir votre défiance.
– Plaît-il ?
– Assez, poursuivit Marianne qui avait une idée fixe depuis tantôt cinq minutes, savez-vous bien que le président n'a jamais offert un verre d'eau à personne ?
– Bah !
– Et que vous êtes le premier homme à qui il donne à déjeuner ?
– Allons donc !
– S'il fait une chose pareille, c'est qu'il a son but.
– Et ce but quel est-il ?
– D'avoir le temps de courir au palais, chercher des sergents, leur donner une lettre de cachet et les ramener ici, où ils s'empareront de Votre Seigneurie et la conduiront à la Bastille.
Castirac avait écouté Marianne avec un tel intérêt, qu'il n'avait plus songé à réclamer du vin, et il avait bravement bu de l'eau.
Mais, tout en écoutant la bonne femme, il avait fait disparaître la carcasse de poulet, le morceau de bœuf et le pain d'une livre qui les accompagnait.
Marianne sentait ses cheveux se hérisser et poursuivait son idée fixe, celle de faire peur au Gascon pour qu'il s'en allât.
Le mot de Bastille avait arraché un léger frisson au chevalier.
– Vous êtes jeune, continua Marianne, et vous m'intéressez, bien que je vous voie pour la première fois.
– Vous êtes mille fois trop bonne, répondit le Gascon.
– Vous me rappelez un pauvre jeune homme, un cadet de Gascogne comme vous…
– Vraiment ?
– Qu'on a mis à la Bastille voici vingt-cinq ans, et qui y est encore.
– Et qu'avait-il fait ?
– Rien, ou presque rien. Il n'avait pas salué une procession qui passait ; mais il avait été vu par le président Boisfleury.
Cette fois, le chevalier repoussa vivement la table sur laquelle, du reste, il n'y avait plus rien, et il se leva en disant :
– Ah ! mais, je ne veux pas aller à la Bastille, moi !
– Il le faudra bien, quand les sergents vous viendront chercher, dit Marianne.
– Oui, mais je ne les attendrai pas.
– Et comment ferez-vous ?
– Je m'en vais partir tout de suite.
Et le chevalier boucla le ceinturon de son épée et replaça son chapeau sur sa tête.
– Mais vous êtes mon prisonnier, dit Marianne.
– Ah ! c'est juste.
– Et je réponds de vous au président.
– Cela m'est égal, place !
Et il voulut écarter Marianne.
– Mais mon maître me chassera ! dit-elle d'une voix lamentable en se plaçant devant lui.
– Je ne veux pas aller à la Bastille.
– Si encore…
Et elle le regarda d'un œil suppliant.
– Quoi donc ?
– Vous aviez l'air de me faire violence.
– Hein ?
– Si vous cherchiez une corde par la maison ?
– Bon !
– Et que m'ayant attaché les pieds et les mains vous me missiez cette serviette dans la bouche.
– Tiens ! dit le chevalier, c'est une idée.
– Quand le président reviendrait avec les sergents, il me trouverait bâillonnée, garrottée et verrait que j'ai fait mon service jusqu'au bout.
– Eh bien, où y a-t-il une corde ?
– Je vais vous en chercher une, répondit Marianne triomphante.
Et, en effet, elle revint peu après, munie d'une corde, se laissa garrotter et bâillonner et fit signe au chevalier qu'il eût à déguerpir le plus tôt possible.
Celui-ci ne se le fit pas répéter, le mot de Bastille avait répandu dans son esprit une véritable épouvante.
Et alors Marianne n'avait pas cru parler si juste, car il y avait à peine six minutes que le chevalier de Castirac s'était élancé hors de la maison, quand le capitaine des gardes de S. A. R. le duc d'Orléans arriva avec quatre mousquetaires, cherchant le chevalier de Castirac pour le conduire à la terrible prison d'État d'où on ne sortait que dix ou quinze ans après y être entré, quand toutefois on en sortait !…