XXIV

Revenons maintenant au margrave de Lansbourg-Nassau, sur l'esprit duquel la terrible madame Edwige avait repris tout son empire.

Le prince s'était montré docile à tous les désirs de sa gouvernante.

Il avait pris, sans murmurer, le narcotique qui devait lui procurer un profond et long sommeil, destiné à réparer ses forces et à ramener dans son corps vieilli une apparence de jeunesse.

Il avait dormi trente-six heures.

Au bout de ce temps, subissant peut-être l'influence de quelque nouvelle drogue habilement administrée, il était revenu à lui, avait ouvert les yeux, puis sauté à bas de son lit avec une vigueur toute juvénile.

Madame Edwige était là, et Conrad, le fidèle intendant, s'y trouvait aussi.

– Monseigneur, dit alors madame Edwige, vous pouvez nous commander d'appeler vos pages pour vous vêtir ; vous êtes frais comme une rose et leste comme un jouvenceau.

Il se fit un trait d'union dans la mémoire du margrave, entre l'instant où il s'était endormi et celui-là même où il s'éveillait ; c'est à dire qu'il se souvint de tout ce qui s'était passé depuis son souper avec la Bayonnaise et le Gascon, jusqu'à la promesse que madame Edwige lui avait faite de lui montrer une femme qui éclipserait en beauté toutes celles qu'il avait déjà vues.

Aussi, dit-il avec empressement :

– Combien de temps ai-je dormi ?

– Trente-six heures.

– Ah !

Et les yeux du margrave brillèrent, et il ajouta :

– Alors elle est arrivée ?

– Oui, monseigneur.

– Depuis quand ?

– Depuis ce matin, et elle vous attend.

– Où cela ?

– Dans son hôtel.

Les joues du margrave s'étaient empourprées.

– Comment ! dit-il, elle est arrivée ce matin seulement et elle a déjà un hôtel !

– Depuis trois mois une légion d'ouvriers travaillaient à lui accommoder une splendide demeure, et cette demeure vous est destinée, monseigneur.

– Alors, dit le prince avec un accent de sensuelle avidité, elle est belle ?

– Les anges paraîtraient des laiderons auprès.

– Mais, est-il dit qu'elle m'aimera ?

Un fin sourire glissa sur les lèvres de madame Edwige.

– D'autant plus, dit encore le margrave, que je ne suis pas de la première jeunesse, et que j'ai certaine balafre sur le front qui ne m'embellit pas.

– Monseigneur, répondit madame Edwige, vous avez été un des plus grands séducteurs de ce monde.

– Heu ! heu ! fit modestement le margrave, il y a peut-être du vrai dans ce que tu dis là.

– Tous les onguents, toutes les pommades dont on vous frotte, joints à ce sommeil réparateur que vous venez de goûter font de vous un jeune homme, au premier coup d'œil.

– Tu crois !

– J'en suis sûre. Et quant à ce langage que vous parliez si bien et qui tournait les têtes à toutes les femmes, vous ne sauriez l'avoir oublié.

– Non, certes !

– Soyez donc alors plein de confiance, elle vous aimera.

Le margrave eut de nouveau un frisson de joie.

– Eh bien, dit-il, appelle mes pages, je veux être vêtu à la dernière mode et au goût du jour.

Conrad frappa sur un timbre et les pages entrèrent.

Alors, tandis qu'on l'habillait, le prince accabla madame Edwige de questions.

– Ne m'as-tu pas dit qu'elle était riche ? fit-il enfin.

– Oui, monseigneur.

– Plus riche que moi ?

– Je le crois.

– Et je suis vieux, tandis qu'elle est jeune, et elle me veut épouser ?

– Oui, monseigneur.

– C'est bizarre ! murmura le margrave.

– Et pourtant bien simple à expliquer, fit madame Edwige en souriant.

– Comment cela ?

– Elle veut être princesse, et mettre sur son front une couronne.

– Ah ! c'est vrai, dit le margrave, j'oubliais que j'étais prince et souverain.

– Et je ne vous le cacherai pas plus longtemps, monseigneur, reprit madame Edwige, qui à cette heure osait tout, j'ai promesse d'un pot-de-vin de cent mille livres.

– Ah ! coquine, dit le margrave, je me doutais bien que tes services n'étaient pas désintéressés. Je parie qu'elle est laide.

– Si Votre Altesse la juge ainsi, il n'y aura rien de fait et je perdrai mes cent mille livres, répliqua la gouvernante avec le calme d'une personne sûre de son fait.

La toilette du prince était presque achevée et il venait d'endosser un bel habit de velours bleu à parements d'argent qui lui donnait la tournure d'un seigneur de trente ans à peine, tandis qu'il portait sur ses cheveux noir d'ébène, de par la vertu d'un cosmétique, un tricorne galonné.

– Mon carrosse est-il prêt ? demanda-t-il en ceignant sa petite épée de cour, dont la garde était enrichie de pierres et de perles fines.

– Oui, monseigneur.

– Et tu dis qu'elle m'attend ?

– Avec impatience.

– Partons, alors, et tout de suite, fit le margrave avec empressement.

Et il prit le bras de madame Edwige, selon son habitude. Ils arrivèrent ainsi à la cour d'honneur de l'hôtel dans laquelle, en effet, une voiture de gala attendait.

Madame Edwige ouvrit respectueusement la portière.

Alors, avant de monter en voiture, le prince lui dit :

– Où est donc l'hôtel de ma belle inconnue ?

– Je l'ignore, monseigneur.

– Hein ? fit le margrave stupéfait.

– Si Votre Altesse y regarde de plus près, elle verra que ce n'est point là son carrosse, mais un carrosse qu'elle a envoyé, elle.

– Eh bien ?

– Le cocher a des ordres.

Le prince hésitait à monter.

– Et que Votre Altesse n'ait aucune crainte. Je vais la rassurer d'un mot, acheva madame Edwige.

– Ah !

– J'aurai l'honneur de l'accompagner.

– Chez elle ?

– Oui. Il faut bien que je gagne mes cent mille livres.

En même temps, madame Edwige prit place dans la voiture à côté du margrave.

Puis elle cria au cocher :

– Vous pouvez partir.

Le cocher rendit la main à ses chevaux et le carrosse sortit de l'hôtel au grand trot.

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