– Tu vas voir, poursuivit Janine, quelle était cette race maudite des Lansbourg-Nassau.
« Ce même homme qui avait ruiné mon aïeul se fut bientôt ruiné lui-même.
« Il était ivrogne et joueur.
« Pris de vin, il demandait un cornet et les dés : les dés et le cornet en mains, il engageait royalement comme enjeu un des châteaux qu'il avait volés à ma famille.
« Un matin il se trouva pauvre et endetté.
« Alors comme aujourd'hui, ceux qu'avait trahis la fortune et qui espéraient encore en elle venaient à Paris où ils espéraient la retrouver.
« Ruiné, perdu dans l'esprit de l'empereur son maître, le margrave tourna les yeux vers Paris.
« À ce moment là, Éléonore Galigaï était au faite de sa puissance et son mari gouvernait le royaume.
« Mon aïeule, je te l'ai dit, avait été mariée par elle à un seigneur italien qui avait sa place à la cour de France.
« Le seigneur italien, mon aïeul, se nommait Mattéo ; les notes de famille qu'on m'a laissées ne portent pas d'autre nom. Il fut chargé d'un message à la cour de l'empereur, par le maréchal d'Ancre, alors son premier ministre, et ce fut au retour de ce voyage que traversant les montagnes du Tyrol il fit rencontre du chevalier de Flavicourt.
Ce nom, que Janine prononçait pour la première fois, fit faire à d'Esparron un geste de surprise.
Janine se prit à sourire :
– Le chevalier de Flavicourt et le margrave de Lansbourg-Nassau ne faisaient qu'un, dit-elle. C'était le nom qu'il avait adopté pour venir à Paris et se dérober aux poursuites des juifs à qui il avait emprunté des sommes considérables, tandis qu'ils le croyaient riche encore et alors qu'il était déjà ruiné.
« C'était un homme à la parole dorée, aux manières séduisantes, le misérable ; il était doué d'une sorte de fascination qui avait été la cause première de la perte du grand seigneur bohême, le père de mon aïeule.
« Mattéo et lui se lièrent.
« Le chevalier de Flavicourt, car je ne l'appellerai pas autrement désormais, vint à Paris avec Mattéo et celui-ci le présenta au maréchal d'Ancre sur l'esprit duquel il exerça la même fascination.
« Mon aïeule, la mère de Janine, la femme de Mattéo par conséquent, éprouva au contraire, dès la première entrevue, une profonde répulsion pour cet homme.
« Elle savait que la ruine et la mort tragique du seigneur bohême, son père, étaient l'œuvre du margrave de Lansbourg-Nassau, mais elle n'avait jamais vu ce misérable, et ne pouvait, par conséquent, le reconnaître dans le chevalier de Flavicourt.
« Cependant, elle éprouva tout de suite une sorte d'horreur de cet homme, sentiment bien différent de ceux que le margrave inspirait à Mattéo, car il en avait fait son ami intime, devenant ainsi son âme damnée.
« Le chevalier de Flavicourt fit son chemin à la cour en quelques semaines ; on lui donna un emploi lucratif, et il devint le favori du maréchal.
« Bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, il paraissait trente-cinq ans à peine, tant il était bien conservé, et cette apparence de jeunesse eût achevé d'éloigner chez mon aïeule la pensée que cet homme était le meurtrier, l'assassin de son père, car la mort de celui-ci remontait à plus de vingt ans.
« Comblé des bienfaits du maréchal d'Ancre et de ceux d'Éléonore Galigaï, menant une vie de plaisirs et de débauches, cet homme n'était point satisfait encore.
« Une seule personne ne partageait pas l'engouement général et lui témoignait une froideur dédaigneuse, alors que toutes les femmes l'adoraient.
« Cette personne était mon aïeule, la femme de Mattéo, son premier ami à la cour de France, celui à qui il devait sa seconde fortune.
« Le misérable ne fut point arrêté par ces considérations ; mon aïeule le haïssait, il en devint éperdument amoureux, et il osa le lui dire.
« Elle voulut le chasser, le menaçant de tout révéler à Mattéo.
« Il insista et se jeta à ses pieds.
« Elle le repoussa, il voulut user de violence.
« Heureusement pour elle, en ce moment Mattéo entra et trouva son ami aux pieds de Janine.
« Toute explication était inutile.
« Ces deux hommes avaient une épée au côté ; ils descendirent dans la rue, se placèrent sous les rayons d'une lanterne en engagèrent le fer.
« Le combat fut long, acharné, et Mattéo fut vainqueur.
« Son adversaire tomba, frappé d'un coup qui paraissait mortel, et Mattéo remonta chez lui, laissant son ami de la veille, son ennemi maintenant, baignant dans son sang.
« Le lendemain, le corps du chevalier de Flavicourt avait disparu.
« Mattéo, jaloux de son honneur, ne parla à personne, pas même au maréchal, son bien-aimé maître, de cette sinistre aventure.
« Quand on lui demandait ce qu'était devenu le chevalier, il répondait que, très épris d'une belle dame en puissance de mari, il avait pris la fuite avec elle.
« Cette singulière version s'accrédita à la cour de France, et nul ne soupçonna le duel terrible qui avait eu lieu entre Mattéo et lui.
« Six mois s'écoulèrent.
« Par une froide nuit d'hiver, Mattéo, qui logeait à la place Royale, comme tous les seigneurs de ce temps-là, fut attaqué par une bande d'escarpes et de tire-laines, à quelques pas de son logis.
« Il se défendit vaillamment, mais ils étaient dix contre lui, et il finit par tomber percé de coups.
« Comme les escarpes le dépouillèrent, sa mort ne fut pas attribuée à un autre mobile que le vol.
« Les archers du guet arrivèrent trop tard pour sauver Mattéo, trop tard pour s'emparer de ses assassins, qui avaient pris la fuite emportant ses bijoux et sa bourse.
« Mon aïeule restait donc veuve à trente-cinq ans, avec deux filles, l'une qui avait dix ans déjà et qui devait être cette Janine dont tu connais la fin tragique, l'autre encore au berceau et qui devait être ma mère.
« On oublie vite à Paris, et les météores disparaissent avec la rapidité qu'ils ont mise à se montrer.
« Il y avait près d'un an qu'on n'avait entendu parler du chevalier de Flavicourt, lorsqu'il reparut tout à coup.
« Il revenait d'Orient, disait-il, et il avait cessé d'aimer la femme pour qui il avait quitté la cour.
« Mon aïeule, qui pleurait toujours Mattéo, était chez la maréchale un soir, quand le chevalier entra.
« Elle se sentit froid au cœur, une voix secrète lui cria :
« – Voilà l'assassin de Mattéo !
« Mais elle se sentit frissonner des pieds à la tête, quand il ajouta :
« – Maintenant que les juifs mes créanciers sont morts, je puis reprendre mon nom. Je m'appelle le prince margrave de Lansbourg-Nassau !
« L'assassin de Mattéo était aussi l'assassin du grand seigneur de Bohême.
« Et mon aïeule jeta un cri et s'évanouit dans les bras de la maréchale.