XXX

– Le lendemain, poursuivit la jeune femme, mon aïeule, aux pieds du maréchal, lui demandait vengeance.

« Mais le chevalier avait pris les devants ; il avait vu le maréchal, il lui avait forgé une histoire, véritable tissu de mensonges, qui établissait son innocence, non seulement en ce qui concernait l'assassinat de Mattéo, mais encore la fin tragique du seigneur bohême.

« Cet homme exerçait un tel empire sur tout ce qui l'approchait, que le maréchal le crut sur parole et lui rendit toute sa faveur.

« La faveur sans égale et presque inouïe dont avait joui le maréchal lui avait suscité des ennemis acharnés et puissants.

« On était parvenu à s'emparer de l'esprit du jeune roi et de celui de la reine mère.

« L'orage amoncelé contre lui était loin encore, mais il pouvait éclater tout à coup.

« Le chevalier de Flavicourt devina la situation, et comme la trahison était dans son cœur, il se retourna brusquement vers les ennemis de son bienfaiteur.

« Ce fut lui qui vola la correspondance secrète du maréchal, lui qui conspira des premiers contre celui-ci, lui enfin qui se chargea de conduire les bandes d'assassins qui pénétrèrent dans le palais du premier ministre et les massacrèrent lui, sa femme et ses serviteurs.

« Janine avait alors dix ans ; elle assista au massacre, elle ne dut son salut qu'au dévouement d'une vieille servante bohême qui l'emporta dans ses bras, après avoir mis sa jeune sœur en sûreté.

« Quant à ma malheureuse aïeule, elle tomba, comme la maréchale, sous le poignard des assassins, et elle put voir, en mourant, le chevalier de Flavicourt impassible et les lèvres serrées d'un cruel sourire qui se repaissait de son agonie.

« Mais la mère de Janine avait rendu le dernier soupir en léguant à sa fille le soin de la venger et de venger ses bienfaiteurs, le maréchal et la maréchale d'Ancre.

« La vieille servante bohême cacha les deux enfants, les éleva dans l'ombre et le mystère, et quand Janine eut seize ans, elle lui remit un papier couvert de signes bizarres, mais qui avaient un sens pour elle, car mon aïeule avait appris à sa fille aînée la langue tchèque qui était la langue maternelle.

« Ce papier ordonnait à la jeune fille de poursuivre le chevalier de Flavicourt, ou plutôt le prince margrave de Lansbourg-Nassau, en quelque lieu qu'il se trouvât.

« En outre il renfermait une recette pour faire de l'or.

« Ce dernier secret lui avait été donné par une vieille femme qui se disait centenaire et prétendait avoir trouvé le moyen de prolonger la vie humaine et de conserver une jeunesse éternelle ; et si elle avait renoncé à profiter elle-même de la découverte, disait-elle, c'est qu'elle n'avait ni parents, ni amis, et qu'elle était lasse de vivre.

« Mon aïeule n'avait pas ajouté grande foi à cette recette merveilleuse.

« Riche, comblée de faveurs, elle n'avait nul besoin d'or ; veuve et pleurant toujours Mattéo, que lui importaient les rides et la vieillesse ?

« Néanmoins elle avait écrit, sous la dictée de la vieille femme, les mots magiques qui devaient produire de l'or et conserver la beauté.

« N'avait-elle pas un héritage de vengeance à léguer à ses filles ?

« La servante bohême remit donc à Janine, devenue femme, le papier écrit en langue tchèque.

« Janine se mit à l'étudier.

« Pour que la vengeance donne des fruits, il faut la semer avec une charrue d'or, et Janine, qui était pauvre, songea à devenir riche.

« Et puis, ce n'était pas seulement pour son œuvre de vengeance que Janine voulait des trésors.

« Le maréchal d'Ancre et sa femme, Éléonore Galigaï, avaient laissé un enfant.

« Cet enfant, comme Janine, échappé au massacre et sauvé par un vieux serviteur, vivait en un coin ignoré de l'Italie, pauvre et manquant de pain.

« Et Janine avait juré de relever la splendeur des bienfaiteurs de sa mère.

« Elle essaya donc de faire de l'or.

« D'abord ses tentatives demeurèrent infructueuses ; il y avait quelques mots à demi effacés sur le papier mystérieux, et c'était l'impossibilité où elle était de déchiffrer ces mots qui sans doute paralysait ses efforts.

« Un soir, elle eut l'idée de frotter d'huile le papier et de l'exposer à la flamme d'une bougie.

« Soudain, au travers du papier devenu transparent, les mots incompris lui apparurent nets et distincts.

« Mais elle frissonna et jeta le papier avec terreur.

« Elle avait lu les mots « sang humain. »

« – Jamais ! s'était-elle écriée, jamais !

« La nuit suivante, comme elle dormait d'un sommeil agité, elle eut une vision.

« Sa mère, sanglante, le front sévère, vêtue de la robe qu'elle portait le jour de sa mort, était assise à son chevet et lui disait :

« – Venge-moi !

« Et Janine s'éveilla, résolue à obéir à sa mère.

« Mais elle ne voulait que la mort d'un seul homme, celle du chevalier de Flavicourt ; et pourtant il lui fallait du sang humain.

« Alors elle s'adjoignit un chirurgien à qui elle promit une part de cet or qu'elle espérait fabriquer, sans toutefois lui livrer son secret tout entier.

« Le chirurgien trouva le moyen de se procurer du sang humain sans tuer personne.

« Tantôt lui, tantôt elle, s'en allaient par les rues, dans les cabarets du vieux Paris et racolaient de pauvres diables qui, pour une ou deux pistoles, consentaient à se laisser tirer une demi-pinte de sang.

« Le problème était résolu : Janine fabriquait de l'or.

« Alors, elle se mit à la recherche du margrave.

« Mais bien des années s'étaient écoulées depuis la mort des Galigaï, et Dieu s'était chargé de leur vengeance.

« Le margrave était mort.

« Janine avait alors trente ans, et elle était si belle et paraissait si jeune qu'on lui en eût donné vingt à peine.

« Elle était déjà riche ; elle songea à entreprendre le voyage d'Italie et à rechercher le fils du maréchal pour lui offrir sa main.

« Mais, dans la nuit qui devait précéder son départ, sa mère lui apparut encore.

« – Je ne suis pas vengée, lui dit-elle.

« – Mais le margrave est mort ! exclama Janine.

« – Il a laissé un fils de par le monde. Cherche-le et continue à faire de l'or, car tu n'es pas encore assez riche.

« Et comme Janine s'inclinait avec soumission, le fantôme ensanglanté lui dit encore :

« – Ce n'est pas toi qui dois épouser le fils d'Éléonore Galigaï, c'est ta jeune sœur. Envoie-la en Italie, et reste ici.

« Et sur ce dernier ordre, le fantôme s'évanouit et sa fille s'éveilla, baignée d'une sueur glacée et les yeux pleins de larmes. »

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