XXXVI

Au sentiment de colère qui s'était emparé du margrave succéda alors un sentiment d'horreur inexprimable.

Plongé dans les ténèbres, n'ayant plus à la main qu'un tronçon d'épée, entouré sans doute d'invisibles ennemis, il eut comme un souvenir de son passé sinistre et criminel ; et, dans cette obscurité profonde qui l'enveloppait, il lui sembla voir passer, fantasmagorie repoussante, toutes les mauvaises actions de sa vie.

Il n'osait bouger.

Une sueur glacée inondait ses tempes ; ses rares cheveux se hérissaient, ses jambes le soutenaient à peine, et sa langue, collée à son palais, n'osait proférer un mot.

Cependant, au bout de quelques instants, il fit un effort suprême.

Et, se souvenant de la belle jeune fille qui, tout à l'heure, l'enivrait de son regard et de son sourire, il appela :

– Fatma ! Fatma !

Mais personne ne répondit.

Il approcha encore, sa voix se perdit dans le vide, et son épouvante fut alors sans limites.

Il n'osait plus faire un pas en avant, de crainte sans doute que quelque insondable abîme ne s'ouvrît sous ses pieds.

Combien de temps demeura-t-il ainsi ?

C'est ce que ni lui, ni personne n'aurait pu dire.

Mais les fumées de l'opium, un moment dissipées par la terreur et la colère, ne pouvaient tarder à reprendre leur empire.

Le fumeur endurci, l'homme qui fait un usage quotidien du hatchis, passe presque sans transition, et par conséquent, sans douleur, de l'état de veille à l'extase.

Le fumeur novice, – et le margrave, cet homme qui pourtant avait abusé de tout, en était à son début, – le fumeur novice, disons-nous, n'arrive point sans douleur et sans un incomparable malaise à la béatitude du rêve.

Le margrave sentit donc tout à coup un cercle de feu étreindre son front, ses oreilles bourdonner, une chaleur infernale circuler dans ses veines, et il lui sembla qu'il était emporté dans un tourbillon fantastique.

Puis à ce feu qui le dévorait succéda une sensation opposée.

Il eut froid, le sang se figea dans ses veines, un anéantissement graduel s'empara de lui, et il finit par s'affaisser sur lui-même, sous l'influence d'un sommeil de plomb.

Alors le rêve commença…

* * * *

Le margrave n'était plus dans les ténèbres.

Il se trouvait au contraire dans une vaste chambre éclairée par une lumière discrète.

D'où provenait cette lumière ?

Le margrave n'aurait pu le dire, car il n'apercevait ni lampe, ni flambeau.

Cependant le jour fantastique lui permettait de voir les objets environnants avec une parfaite netteté.

La chambre où il se trouvait était comme le boudoir de Fatma, meublée à l'orientale ; mais les tentures en étaient différentes, et le margrave sentit son regard fasciné tout à coup par les sujets que représentaient ces mêmes tentures.

En effet, on y voyait des paysages, des intérieurs, des personnages. Tout cela était divisé par panneaux, et chacun de ces panneaux représentait une scène différente.

La mystérieuse lumière qui régnait dans cette salle était suffisante pour que le regard ne perdît aucun détail.

Le margrave s'aperçut alors qu'il était couché tout habillé sur un lit placé au milieu de la salle.

Il essaya de se lever, mais une force inconnue, ou plutôt une faiblesse extrême ne le lui permit pas.

Toute sa vie, toute son énergie paraissaient s'être réfugiées dans son regard, et ce regard était fixé sur les bizarres peintures des tapisseries qui couvraient les murs.

Il se mit alors à examiner les panneaux un à un.

Le premier représentait une barque glissant sur un fleuve. Deux hommes et une femme la montaient.

Tous trois étaient masqués.

La barque courait entre deux rives bordées de maisons, et le margrave reconnut la Seine.

Ces deux inconnus, cette femme, portaient tous trois un masque de velours sur le visage. N'était-ce pas Janine courant à la recherche d'un homme qui lui voulût vendre une pinte de son sang pour un peu d'or ?

Au deuxième panneau, la scène changeait.

C'était l'intérieur d'un cabaret.

L'hôte, immobile à son comptoir, dans un coin deux hommes chuchotant, puis un troisième qui buvait silencieusement à l'écart, et dans ce dernier, le margrave se reconnut.

C'était lui-même.

Il essaya de détourner la tête ; mais une âpre curiosité s'empara de lui et le força à regarder le troisième panneau.

Celui-ci représentait le laboratoire de Janine.

Le creuset était en ébullition. L'or tombait, limpide, rutilant, dans des bassins de bronze, et lui, le margrave, était aux pieds de la sorcière, la contemplant avec amour.

Le margrave détourna encore la tête.

Mais la force mystérieuse le contraignit à se retourner sur le lit et à contempler le quatrième panneau.

Celui-ci représentait le supplice de Janine.

La sorcière, calme, souriante, était debout sur son bûcher.

La foule du populaire inondait la place de Grève, et, parmi cette foule, le margrave se vit encore et se reconnut parfaitement.

Il était tout au pied de l'échafaud et insultait des yeux et du sourire celle qui allait mourir.

Épouvanté, hors de lui, le margrave essayait de détourner la tête ; mais le charme invincible le tenait immobile et les yeux ouverts devant cette peinture flamboyante.

Chaque tête paraissait vivante, et les flammes du bûcher étaient de vraies flammes.

Janine, belle et dédaigneuse, semblait braver la mort, et le margrave croyait l'entendre lui crier, comme il y avait quarante ans :

– Tu sais bien que je suis immortelle.

Et le malheureux, éperdu, luttait contre la paralysie qui l'étreignait, il essayait de triompher de cette hallucination épouvantable, car il avait la conviction qu'il dormait et que tout ce qu'il voyait là était le résultat d'un rêve, lorsqu'il lui sembla que les têtes remuaient, que la foule ondulait autour de l'échafaud, que Janine s'agitait sur son bûcher et qu'un immense murmure arrivait jusqu'à lui.

Puis les flammes montèrent, enveloppant la sorcière qui disparut un moment.

Alors le margrave fit un suprême effort et ferma les yeux.

Mais presque aussitôt, cette volonté mystérieuse à laquelle il obéissait le força à les rouvrir.

Alors, ô stupeur ! il vit Janine descendre de son bûcher, traverser la foule qui s'écarta, s'approcher de ce lit où le margrave était couché, venir s'asseoir à son chevet, souriante, et il l'entendit qu'il [sic] lui disait de sa voix grave et triste :

– Tu as commis là un crime inutile, prince, puisque je suis immortelle !

Et, comme il essayait de jeter un cri, comme il tentait un effort inutile pour se précipiter à bas de ce lit et prendre la fuite, elle ajouta :

– Il y a longtemps que je veux causer avec toi. Causons, prince…

Et elle lui prit la main.

Et le margrave, éperdu, sentit sa main dans une main de chair et d'os, une main douce et parfumée, une main mignonne et charmante qu'il avait jadis couverte de baisers brûlants.

La lumière magique s'était maintenant concentrée autour du lit et les panneaux de tapisserie étaient rentrés dans l'ombre avec leurs peintures bizarres.

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