XXXVII

L'effarement du margrave était indicible.

Janine était là, Janine lui tenait la main ; Janine n'avait point l'air dédaigneux et courroucé comme tout à l'heure.

Au contraire, elle lui souriait tristement.

– Fritz, lui dit-elle enfin, se servant du petit nom que la sorcière lui donnait jadis, au temps de leurs amours, Fritz, tu as été ingrat avec moi, et si je n'avais été immortelle, tu aurais eu ma mort à te reprocher. Et cependant je t'aimais, Fritz, et je t'aime encore !…

Et le margrave éperdu la regardait, et il se sentait frissonner par tout le corps, et une émotion, peut-être inconnue jusque-là pour lui, le dominait.

Janine était rayonnante de jeunesse et de beauté, et elle effaçait presque la radieuse image de Fatma, la fille d'Orient.

– Je t'aimais, poursuivit-elle de sa voix la plus douce et la plus harmonieuse, et je t'eusse fait plus riche et plus puissant encore, si tu l'eusses voulu. Mais tu as cru que moi morte, tu hériterais de mon secret pour faire de l'or et tu n'as pu, pauvre fou, que me voler celui qui était fabriqué déjà.

La sueur inondait le front du margrave.

Plusieurs fois il avait voulu dégager sa main, mais elle le retenait doucement.

– Écoute, poursuivit-elle, j'ai traversé pour toi les mers. Je suis revenue de l'autre hémisphère croyant, dans ma naïveté d'immortelle, que tu étais resté jeune et beau. Car je t'aimais encore, ingrat !…

Elle le baignait des magnétiques effluves de son regard ; elle pressait dans sa belle main cette main ridée et sèche du vieillard.

– Hélas ! dit-elle encore, je me suis trompée. Tu n'es plus qu'un vieillard penché vers la tombe et la mort te prendra bientôt, à moins que je ne lui ordonne de reculer.

Ces derniers mots produisirent sur le margrave un effet magique.

Ils triomphèrent de son épouvante et de son angoisse ; ils brisèrent la paralysie qui l'étreignait par tout le corps ; il fit un brusque mouvement, sa langue collée à son palais se détacha et articula nettement ces paroles :

– Tu pourrais me rendre jeune ?

– Et immortel comme moi, si je le voulais.

– Oh !

Un sourire triste effleura les lèvres de Janine.

– Mais je ne le veux pas, dit-elle.

Et comme il jetait un cri :

– Ce n'est pas moi, du reste, c'est toi qui ne le veux pas, dit-elle ; car je ne puis user de ce nouveau pouvoir, fruit de nouvelles recherches et d'un long travail d'alchimie, qu'en faveur de l'homme qui m'aimera.

Les yeux du margrave brillèrent.

– Eh bien, je t'aime, dit-il.

Mais elle secoua la tête.

– Non, dit-elle, tu ne m'aimes pas…, tu ne m'as même jamais aimée… Tu es un fourbe et un méchant homme, Fritz… et si tu aimes quelqu'un, ce n'est pas moi… c'est Fatma, la fille d'Orient… la belle infidèle, aux pieds de laquelle tu étais tout à l'heure.

– Oui, répondit le margrave, je la trouve belle, mais elle est moins belle que toi, Janine.

– Si tu nous voyais l'une auprès de l'autre, tu ne parlerais pas ainsi.

– Eh bien, appelle-la et tu verras…

Janine hocha la tête une seconde fois :

– Fatma est ici chez moi, et cependant elle ne me connaît pas, elle ne m'a jamais vue, elle ne sait même pas que j'existe. Mais j'ai le pouvoir d'évoquer un fantôme qui lui ressemble traits pour traits, et puisque tu veux faire cette épreuve, sois satisfait.

Alors Janine frappa dans ses deux mains.

Soudain cette lumière éclatante qui, quelques heures plus tôt avait couvert le mur du boudoir de Fatma, la laissant apparaître, elle, Janine, aux yeux du margrave, cette lumière baigna un des murs de la salle, et au milieu de cette lumière, le margrave vit se dresser Fatma, calme et souriante.

C'était bien la fille d'Orient, à laquelle il avait promis de la faire princesse.

– Regarde, dit alors Janine, la trouves-tu plus belle que moi ?

– Non, dit le margrave.

Comme si ce mot eût été une condamnation sans appel, la lumière s'éteignit et Fatma disparut.

Mais Janine ne fut pas convaincue pour cela.

– Non, dit-elle, je ne te crois point, Fritz. Quand je t'aurais rendu jeune, tu me jouerais encore quelque tour infâme ; car je te l'ai dit : Tu es un fourbe !

– Janine, dit le margrave en joignant les mains, je t'aime, je te le jure.

Et il joignait les mains et avait pris, sur son lit, une attitude suppliante.

Janine demeura pensive un moment.

Enfin, elle regarda le margrave et lui dit :

– Tu penses bien que je ne puis te rendre la jeunesse que si tes paroles sont sincères. Si tu mens, le pouvoir dont je dispose n'aura pas la vertu nécessaire. Maintenant, je veux bien essayer.

Disant ces mots, elle détacha de sa coiffure une épingle d'or.

– Que vas-tu faire ? dit le margrave avec un mouvement d'effroi.

– Tu vois, bien, dit-elle, que tu ne m'aimes pas, car si tu m'aimais, tu ne craindrais rien.

– Je ne crains rien, dit le margrave raffermissant sa voix. Parles, que vas-tu faire ?

– Pour te rajeunir, poursuivit Janine, il faut que ton sang vieux et appauvri, s'en aille jusqu'à la dernière goutte.

– Ah !

Et le margrave eut un léger frisson.

– Alors je t'infuserai dans les veines un sang jeune et généreux. Il me suffira pour cela de te donner un baiser chaque nuit.

– Mais si mon sang m'abandonne, je mourrai, dit encore le margrave.

– Non, parce que je ne le tirerai point en une seule fois.

En ce moment le margrave fut-il sincère ? le désir ardent de redevenir jeune et beau lui laissa-t-il croire qu'il pouvait encore aimer Janine ?

Cela est probable, car il dit :

– Eh bien, fais ce que tu dis.

Alors Janine se leva et alla prendre une aiguière d'argent sur un guéridon.

Puis elle retroussa la manche gauche du margrave et mit son bras à nu.

– Rappelle-toi, lui dit-elle encore, que si tu ne m'aimes pas, mes baisers sont impuissants à te rappeler à la vie.

– Je t'aime, répéta-t-il.

Alors avec son épingle d'or, Janine piqua une veine au bras du margrave.

Et son sang coula en un petit jet plutôt rose que rouge dans le bassin d'argent.

Et alors le vieillard fut pris d'une faiblesse subite et il tomba dans un long évanouissement.

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