L’omnibus passé, la rue de Grenelle, au Gros-Caillou, était maintenant aussi déserte qu’une des allées du Père-Lachaise ou du cimetière Montmartre. Milon se baissa et toucha de la main les barreaux d’un soupirail.
– Ils sont épais, dit-il, mais c’est là.
– Voyons, fit Cent dix-sept, explique-moi ton idée.
– C’est bien simple, dit Milon ; j’ai apporté des outils.
– Quels outils ?
– Une lime pour scier les barreaux.
– Bon… Après ?
– Et un ciseau de maçon pour desceller la pierre.
– Est-ce tout ? demanda Cent dix-sept en souriant.
– Non, j’ai encore une corde autour des reins.
– Pour quoi faire ?
– Pour nous aider à descendre dans la cave et nous permettre d’en sortir.
– Tout cela est fort bien, reprit Cent dix-sept ; mais avant de mettre ton projet à exécution, allons donc nous asseoir là-bas, sur cette borne.
Milon regarda le maître avec étonnement.
– Viens toujours, dit le maître avec son accent d’autorité.
Milon le suivit. Cent dix-sept tira une pipe de sa poche et la bourra tranquillement :
– Nous avons l’air de vrais maçons qui viennent de ripailler dans quelque bouchon du voisinage.
Milon attendait que Cent dix-sept s’expliquât. Celui-ci alluma sa pipe, et ce ne fut qu’à la troisième bouffée qu’il se décida à parler :
– Depuis combien de temps as-tu quitté Paris ?
– Depuis onze ans, répondit le colosse.
– Sais-tu combien il y avait de sergents de ville alors ?
– Deux ou trois cents, peut-être…
– Il y en a deux mille aujourd’hui, et des postes dans tous les quartiers.
– Bon ! dit Milon, vous ferez le guet.
– Soit, mais je suppose qu’on nous surprenne…
– Ah dame !…
– Nous retournerions au bagne du même coup, car il y a tentative de vol avec effraction.
– Mais ce n’est pas un vol, puisque l’argent est à nous !
– Eh bien ! dit Cent dix-sept en riant, si tu peux prouver ça à la justice, quand elle aura mis le nez dans nos affaires, tu seras fièrement malin, mon bonhomme.
– Mais enfin, c’est l’argent des petites !
– Soit.
– Et il nous le faut.
– Je ne dis pas non. Seulement, il est inutile de risquer un nouveau voyage dans le midi de la France, tu sais… quand on vient passer l’hiver à Paris…
– Je ne vois pourtant pas d’autre moyen de pénétrer dans la cave et d’avoir la cassette.
– Est-ce que tu voyais un moyen de sortir du bagne, il y a six mois, sans être repris ?
– Ça, non, j’en conviens.
– Et n’est-il pas convenu que tu es le bras et moi la tête de notre association ?
Milon courba humblement la tête.
– Vous avez raison, maître, dit-il ; je suis un imbécile. Pardonnez-moi.
– À la condition que tu m’obéiras.
– Ne suis-je pas votre esclave ?
– Eh bien ! viens alors, dit Cent dix-sept, qui le ramena devant la maison et lui montra le dessus de la porte cochère d’où pendaient plusieurs écriteaux :
– Voilà, dit-il, un concierge bien négligent. Il finira par se faire voler ses écriteaux.
– Ça, c’est vrai, dit naïvement Milon. Il devrait les rentrer tous les soirs.
– Aussi, je le congédierai, dit froidement Cent dix-sept.
– Vous ? fit Milon stupéfait.
– Sans doute, quand nous serons propriétaires de la maison.
– Vous voulez donc l’acheter ?
– Dès demain. C’est le moyen le plus sûr de bouleverser notre cave de fond en comble, si bon nous semble, sans que personne y trouve à redire.
– Mais, dit Milon, comment la paierons-nous ?
– N’y a-t-il pas un million dans la cassette ?
– C’est vrai.
– Ce sera un placement comme un autre que nous ferons aux petites.
– Maître, dit Milon, je ne comprends pas très bien. Pour payer la maison, il faut avoir de l’argent.
– Tu te trompes, mon vieux. On n’achète pas une maison comme on achète un gilet de flanelle, argent à la main. Il y a la purge légale qui dure trois mois, et on peut stipuler dans l’acte d’acquisition la jouissance immédiate.
– Oui, mais encore faut-il qu’on ait confiance en nous ?
– Imbécile ! dit Cent dix-sept, ne suis-je pas le major Avatar, un grand seigneur russe ?
– C’est juste.
– Dans ces conditions-là, mon bonhomme, la moitié de Paris me vendrait l’autre à crédit.
– Mais enfin, maître, dit encore Milon, si la maison n’est pas à vendre ?
– N’as-tu pas vu les écriteaux de location ?
– Oui.
– Eh bien ! tu loueras un appartement avec grenier et cave. Après tout, si le caveau ne tombe pas dans notre lot, nous nous souviendrons de notre ancien métier, et nous en serons quittes pour risquer deux mois de correctionnelle.
– Vous avez réponse à tout, maître, dit humblement Milon.
– Tâche de faire comme moi alors, dit Cent dix-sept, qui prit son ancien compagnon de chaîne par le bras et l’entraîna de nouveau vers le Champ-de-Mars, car, mon vieux, tu n’as oublié qu’une chose.
– Laquelle ?
– C’est de me dire le nom des petites.
– L’une, la brune, s’appelait Antoinette ; l’autre, la blonde, Madeleine.
– Mais… leur autre nom ?
– Elles ne doivent pas le savoir, puisque Madame les avait mises dans le pensionnat sans vouloir le dire.
– Mais, reprit Cent dix-sept, qui s’amusait de la naïveté du colosse, tu le sais, toi ?
– Oui ; Madame s’appelait la baronne Miller, un nom allemand.
– Et ses frères ?
– Je ne sais pas ; Madame n’en parlait jamais.
– Mais enfin, quand on t’a jugé, qu’ils t’ont fait condamner, on a prononcé leurs noms ?
– Oui, mais j’avais perdu la tête ; je ne me rappelle pas. Tout ce que je sais, c’est qu’il y en avait un qu’on appelait M. Karl.
– Mon pauvre ami, dit Cent dix-sept, c’est fort heureux que je me sois mis dans ton jeu, tu n’en serais jamais sorti.
– Je suis si bête, dit Milon avec naïveté.
– Mais tu dois te souvenir de la rue où était la maison de ta maîtresse ?
– Oh ! ça oui… rue de Verneuil.
– Allons-y ! dit Cent dix-sept.
– Comment ! fit Milon avec un soupir, nous nous en allons ?
– Mais… sans doute…
– Si, d’ici à demain, on allait voler la cassette ?… Cent dix-sept haussa les épaules.
– Puisqu’elle y est depuis dix ans, dit-il.
Et il lui fit traverser le Champ-de-Mars, l’esplanade des Invalides, et prendre la rue de l’Université. Milon se frappa le front :
– Ah ! j’y suis, dit-il, je sais pourquoi nous allons rue de Verneuil, pardieu !
– Vraiment ? fit Cent dix-sept en souriant.
– Dame ! les frères de Madame ayant hérité d’elle, ils doivent habiter l’hôtel.
– Ou l’avoir vendu ; mais enfin on retrouvera.
Ils parvinrent rue de Verneuil. Milon allait en avant, comme un chien de chasse qui quête une voie.
– Bon, dit-il, voilà que je ne m’y reconnais plus.
– Je m’y reconnais, moi, dit Cent dix-sept. L’hôtel a été démoli et a fait place à une maison de six étages.
– Alors… comment savoir ?
– Nous saurons demain, dit Cent dix-sept. Allons-nous-en. Noël nous attend.
Ils suivirent la rue de l’Université, puis la rue Jacob, s’enfoncèrent dans la rue de l’École-de-Médecine et ne s’arrêtèrent qu’au milieu de la rue Serpente. Là, Cent dix-sept sonna à la porte vermoulue d’une vieille maison qui avait dû être un hôtel. Il se fit quelque bruit au-dedans de l’allée, vu l’heure avancée de la nuit.
– Qui va là ? dit une voix à l’intérieur.
– Les amis du Limousin ! répondit Cent dix-sept.
La porte s’ouvrit, et Cocorico, l’ancien forgeron du bagne, accourut à la rencontre du maître.