Le lendemain soir, vers minuit, deux hommes traversaient le pont de l’Alma et arrivèrent au bas de l’esplanade des Invalides. Blouse blanche, casquette de drap noir couverte de plâtre, le pas lourd et de travers, ils ressemblaient à s’y méprendre à deux honnêtes enfants de la Creuse ou du Limousin qui viennent à Paris se livrer à ce grand œuvre de remaniement et de reconstruction sous lequel disparaît petit à petit la vieille Lutèce de nos pères. L’un d’eux, le plus grand, s’arrêta au bout du pont et promena un regard investigateur autour de lui. La nuit était claire et la lune brillait au ciel, dégagée de son auréole ordinaire de brume.
– Comme on a changé par ici ! dit-il.
– Tu trouves ?
– Qu’est-ce que c’est que cette grande rue qui s’ouvre devant nous ?
– C’est l’avenue de Latour-Maubourg prolongée.
– Mais où est le Champ-de-Mars ?
– À droite.
– Il faut le traverser, en ce cas ; je vous ai dit que c’était à l’entrée de la rue de Grenelle. Ah ! dit Milon, car c’est encore lui que nous retrouvons, sous ce nouveau déguisement, en compagnie de Cent dix-sept, devenu le major Avatar ; ah ! c’est tout une histoire, maître.
– Voyons ?
– Un an avant que Madame se décidât à soustraire les petites à la haine de ses frères, elle fit un voyage dans son pays, en Allemagne, et elle me laissa pour garder l’hôtel.
« J’avais une parente qui habitait au Gros-Caillou, et elle y tenait un petit débit de vins et liqueurs. Les maçons et les autres ouvriers du quartier venaient boire et manger chez elle. Pendant l’absence de Madame, j’allais la voir quelquefois ; et vous savez, je bois un coup volontiers, je fais un cent de piquet. Comme je n’avais rien à faire à ce moment-là, je finis par aller tous les soirs chez ma parente et je fis la connaissance de tous les maçons et de tous les manœuvres qui fréquentaient son établissement, tellement qu’il y en avait quelques-uns qui me tutoyaient et que je les tutoyais tous.
« Le cabaret était une pauvre baraque en planches, élevée sur un terrain vague, à gauche, à l’entrée de la rue. Le terrain avait été loué pour douze ans par le mari de ma parente. Le pauvre homme était mort, et, à l’époque dont je parle, le bail allait bientôt finir. Mais le propriétaire du terrain, qui, d’abord, s’était promis de construire une grande maison, n’avait sans doute pas assez d’argent ; car le bail expiré, il laissa la cabaretière tranquille et divisa son terrain en deux lots. Sur le second, il posa les fondations d’une maison.
« La dernière fois que j’avais vu ma parente – la veille du retour de Madame –, je l’avais trouvée tout en larmes ; elle se croyait ruinée. Quand je la revis, elle était toute contente et son cabaret était plein. Elle donnait à manger non seulement aux maçons, mais aux serruriers, menuisiers et autres corps d’État qui construisaient la maison. Cette fin de bail, qui la menaçait d’une ruine, était devenue une fortune pour elle. La maison commençait à s’élever hors de terre et on construisait les caves en même temps que montaient les quatre murs.
« Ce fut le soir de ce jour-là que Madame me confia cette cassette qui renfermait un million. Je passai quarante-huit heures à chercher dans ma tête un moyen de mettre cet argent en sûreté. Mais où ? mais comment ? Vous savez, un homme bête comme moi, poursuivit Milon, ça n’a pas d’imagination, et les pauvres gens qui ont un trésor à cacher n’ont pas deux endroits : ils le fourrent dans leur paillasse, où ils creusent un trou dans le mur de leur cave. Moi, je pensai tout de suite à la cave ; mais comme je n’avais pas de cave à moi je me mis à songer à ces belles caves toutes neuves qu’on élevait au Gros-Caillou, auprès du cabaret de ma parente. Alors, je ne fis ni une ni deux ; je m’en retournai trois jours de suite au cabaret, et je refis connaissance avec mes amis les maçons. Le quatrième, j’arrivai tout désolé.
« – Qu’est-ce que vous avez donc, père Milon ? me demanda l’entrepreneur, un gros Limousin qui m’avait pris en amitié, parce qu’il disait que moi seul pouvais lui tenir tête à boire.
« – J’ai, répondis-je, que j’ai eu des raisons avec Madame et qu’elle m’a donné mon compte.
« – Et vous êtes sans place ?
« – Oui, et je ne veux plus du métier de domestique.
« – Est-ce que vous voulez vivre de vos rentes ?
« – Non ; d’abord je n’ai pas de rentes. Et puis je ne suis pas homme à rien faire. Je veux être ouvrier. Je n’ai pas encore cinquante ans et je suis solide, comme vous voyez.
« – Ça c’est vrai, me dit-il, et vous feriez un beau tailleur de pierres ou un joli maçon. Tiens, ajouta-t-il, je vous embauche à cent sous par jour.
« – Non, répondis-je, ça ne me va pas. Je veux être à mes pièces, à tant de la toise de maçonnerie.
« – Tope ! me dit-il : venez demain à l’ouverture du chantier, nous commencerons.
« Nous vidâmes une bouteille et je m’en allai. Le lendemain j’étais exact. Le patron me demanda si je voulais travailler en haut ou en bas.
« – En bas, lui dis-je, l’air des caves est bien plus sain.
« – Farceur ! me dit-il, on voit bien que vous aimez à boire un coup.
Milon s’interrompit un moment. Tandis qu’il causait ainsi, Cent dix-sept et lui étaient arrivés au Champ-de-Mars.
– Ah ! reprit le colosse, il faut vous dire, maître, que je suis provençal et que j’ai été maçon dans ma première jeunesse, aux environs de Marseille. Ça me connaissait, le bâtiment, et j’avais dit au patron que j’en étais.
« Quand il me vit manœuvrer l’équerre et la truelle, il vit bien que je savais le métier.
« – Allons, mon garçon, me dit-il, je vois bien que nous allons pouvoir nous entendre.
« Et il me donna un caveau tout entier à l’entreprise. C’était ce que je voulais. Nous étions alors en été. Les ouvriers à la journée arrivent à six heures du matin et s’en vont à six heures du soir. Mais ceux qui sont à la tâche travaillent quelquefois une heure de plus, quand ils sont laborieux. Moi, j’étais au chantier bien avant six heures ; quelquefois même à quatre heures et demie.
« Quand toutes mes mesures furent bien prises, un matin que j’étais tout seul, à cinq heures moins un quart, je déplaçai une pierre de taille du caveau et je mis la cassette derrière, puis… je remaçonnai la pierre, et ni vu ni connu !
« Vous pensez bien, acheva naïvement Milon, qu’une maison n’est pas construite pour huit jours. Il pourrait se passer bien des centaines d’années avant qu’on songeât à démolir celle-là.
– C’est parfait, dit Cent dix-sept avec une pointe d’ironie : mais as-tu marqué la pierre ?
– Non, mais c’est la sixième en venant du côté de la porte à gauche.
– Et le caveau ?
– Il est au bout du corridor souterrain qui aboutit à l’escalier des caves.
– C’est fort bien ; mais enfin, si cette maison est encore debout, elle est habitée ?
– Sans doute.
– Et comment pénétreras-tu dans la cave ?
– Allez ! allez ! fit Milon d’un air fin, j’ai mon idée.
Et ils continuèrent à marcher dans la direction du Gros-Caillou.
– Comment quittas-tu le chantier ? demanda Cent dix-sept.
– Oh ! bien simplement, allez ! Un soir, deux jours après, je proposai un cent de piquet au patron, avec deux litres pour enjeu. Je lui contestai un point, il se fâcha ; je me fâchai plus fort et je lui jetai les cartes à la figure. Comme j’étais plus fort que lui, au lieu de se jeter sur moi, il se contenta de me donner mon compte… et je rentrai chez Madame.
– Et ta parente ?
– La pauvre femme m’a cru coupable, comme tout le monde, quand on m’a condamné ; mais elle ne m’a pas renié. Elle m’a envoyé de temps en temps une pièce de cent sous : jusqu’au moment où je n’ai plus rien reçu. Je pense bien qu’elle est morte.
– Ce qui fait que le cabaret a dû passer en d’autres mains.
– Ou bien on aura bâti dessus.
Comme il parlait ainsi, Milon venait d’atteindre l’entrée de la rue de Grenelle.
– Tenez, dit-il, nous y voilà.
Il s’enfonça dans la rue, et Cent dix-sept le suivit. Le Gros-Caillou est un quartier désert, passé onze heures du soir. Depuis longtemps, les soldats sont rentrés, les boutiques fermées, les maisons closes. Il n’y avait pas un chat dans la rue de Grenelle ; mais on voyait dans le lointain une lanterne verte qui changeait de place.
– Laissons passer l’omnibus, dit Milon.
Et il s’arrêta.
L’omnibus passa ; les deux faux maçons continuèrent leur chemin. Enfin, Milon s’arrêta de nouveau.
– C’est ici ! dit-il.
Et il montrait deux maisons neuves et comme pareilles. Seulement l’une d’elles avait une teinte plus grise ; l’autre s’était élevée, sans doute, sur l’emplacement du cabaret. Milon alla se placer devant la première et dit à Cent dix-sept, tout bas :
– Voilà où est l’argent !