V

M. Agénor de Morlux était un assez joli garçon, et sa physionomie savait prendre un grand air de naïveté et de douceur qui acheva d’abuser la pauvre Antoinette.

– Vraiment ! monsieur, dit-elle, vous connaissez ma mère ?

– Je sais toute votre histoire, mademoiselle, et j’ai hâte de m’acquitter d’un devoir sacré.

– Un devoir !…

Et ce mot, qui aiguillonnait la curiosité de la jeune fille, triompha un moment de ses angoisses.

– Mademoiselle, dit Agénor, je viens de vous le dire, je m’appelle M. de Morlux ; je suis d’origine bretonne. J’ai été élevé à Paris, en même temps qu’une de mes cousines, Mlle de Beaurevert.

Ce nom fut pour Antoinette un nouveau jalon…

– Ah ! dit-elle, je me rappelle. Elle doit avoir dix ans de plus que moi. Elle était chez Mme Raynaud.

– Oui, mademoiselle.

– Et elle en est sortie vers 1850.

– Précisément.

Cet entretien, si bizarrement commencé, avait lieu sur le trottoir de la rue d’Angoulême, une rue déserte et noire.

– Me pardonnerez-vous, mademoiselle, continua Agénor, de vous aborder ainsi dans la rue, au lieu de me présenter chez vous ? Mais, quand vous saurez le motif qui me guide…

– Parlez, monsieur, dit Antoinette, qui avait fini par dominer son émotion.

– J’ai été chargé par ma cousine, aujourd’hui mariée et riche, poursuivit Agénor, de rechercher Mme Raynaud. Je dois vous l’avouer, Pauline…

– Oui, interrompit Antoinette, je me souviens, elle s’appelait Pauline, monsieur.

– Pauline, poursuivit Agénor, n’avait d’autre soutien qu’une tante infirme et pauvre. Sa pension était irrégulièrement payée. Quand elle a quitté le pensionnat de Mme Raynaud, elle devait à cette dame un millier de francs.

Le cœur d’Antoinette battit à se rompre.

– Ce n’est que quatre ou cinq années après que ma cousine s’est mariée ; elle est aujourd’hui heureuse et riche et voici bien longtemps qu’on m’a chargé de retrouver Mme Raynaud et d’acquitter sa première dette.

Agénor parlait avec une ingénuité à laquelle Antoinette se laissait prendre. Il poursuivit :

– Je suis léger, je suis négligent, mes premières recherches avaient échoué. Mme Raynaud avait vendu son pensionnat. Où était-elle ? Elle était peut-être morte… Les entraînements de la vie parisienne me firent oublier la mission que j’avais reçue. Il y a huit jours, ma cousine m’a écrit en me disant :

Mme Raynaud est à Paris, dans le dernier dénuement.

– « Pardonnez-moi, mademoiselle, de me servir d’un pareil mot, qui n’est peut-être pas exact. Alors je me suis mis en campagne et j’ai fini, ce matin seulement, par découvrir votre retraite. On m’a dit que Mme Raynaud était malade, alitée. J’ai craint de me présenter. Quand vous êtes sortie de chez vous, j’hésitais encore… Maintenant je n’hésite plus, car je vois que vous avez un violent chagrin.

Agénor de Morlux avait su se faire une physionomie peinée, se donner une voix émue et un grand air de franchise. Il sembla à la jeune fille que Dieu lui envoyait un ami ; et alors, avec toute la spontanéité, tout l’abandon de la jeunesse honnête et franche, elle lui raconta sa touchante et simple histoire, sa vie laborieuse et son dévouement à Mme Raynaud ; puis la maladie de cette dernière qui avait amené l’horrible gêne où elles se trouvaient momentanément, et enfin la réception odieuse et brutale de cet homme sans cœur, si bien nommé du nom de Durpillard. Agénor, en l’écoutant, crut devoir essuyer une larme. Cette larme eût achevé, si la Chose n’eût été faite, de lui gagner la confiance de la jeune fille.

– Ah ! lui dit-elle, vous êtes notre sauveur… Venez ! venez ! car ces hommes-là vont arriver, et leur vue tuerait ma mère.

Une petite pluie fine se dégageait du brouillard tandis qu’ils causaient.

– Mademoiselle, dit Agénor, je ne puis vous laisser retourner à pied. Permettez-moi de vous mettre en voiture.

Et avant qu’elle eût pu refuser, il avait fait signe à une voiture de remise qui passait à vide, au coin du faubourg Saint-Honoré ; puis, ouvrant la portière, il se découvrit respectueusement et glissa un petit chiffon de papier dans la main tremblante de la jeune fille qu’il prit lestement sous le bras et qui n’eut pas le temps de toucher le marchepied.

– Rue d’Anjou, 19, dit-il au cocher.

Et saluant de nouveau, il s’éloigna avant qu’Antoinette, stupéfaite, eût pu revenir de sa surprise et de son émotion, ni proférer une seule parole. La voiture partit comme un trait, entra dans la rue de la Ville-l’Évêque et gagna la rue d’Anjou. La mère Philippe balayait le seuil extérieur de la maison. Elle fut fort étonnée de voir Antoinette descendre de voiture. Et comme la jeune fille ne pleurait plus, l’honnête portière s’écria :

– Ah ! il a bien voulu, n’est-ce pas ?

– Il m’a jetée à la porte sans rien entendre, dit Antoinette ; heureusement Dieu est venu à notre aide.

Et elle montra le billet de mille francs à la mère Philippe, qui, d’émotion, laissa tomber son balai, puis sauta au cou de la jeune fille, sans même songer à lui demander d’où lui venait tant d’argent.

– Ah ! dit-elle en ramassant l’instrument de sa profession et le brandissant d’un air de menace, ils peuvent venir maintenant, et le propriétaire et les huissiers ! on a de quoi leur répondre !… Et il peut bien nous renvoyer, le propriétaire ! nous trouverons bien toujours à manger notre pain en travaillant.

Le soir de ce jour, tandis que Mme Raynaud, qui s’était levée, sommeillait dans son fauteuil, Antoinette achevait la lettre commencée le matin et adressée à Madeleine :

« J’avais bien raison, ma bonne sœur [disait-elle], de te dire ce matin que le post-scriptum de ma lettre serait peut-être un bulletin de victoires. Tout est payé, les loyers arriérés, les mois de ménage de la pauvre mère Philippe ; quelques petites dettes dans le quartier – et je suis à la tête de plus de cinq cents francs ! Aussi ma chérie, ne nous envoie rien ce mois-ci ni l’autre… Tu dois être bien simplement mise, et ton malheureux trousseau doit s’en aller.

« Comment s’est opéré ce miracle ? Je vais te le dire.

(Ici, Antoinette racontait ingénument son aventure du matin et laissait percer un naïf enthousiasme pour ce beau jeune homme si distingué, si élégant et si doux qui lui était apparu comme un ange au bord de l’abîme.)

« Et figure-toi [continuait-elle] que je n’ai rien dit encore à maman Raynaud. J’en meurs d’envie et j’ai peur… elle est encore si faible ! Mais je tourmente néanmoins mon imagination et mon esprit pour trouver un moyen de la questionner sur Pauline de Beaurevert. Elle a bonne mémoire, maman, et elle ne peut pas avoir oublié Pauline. Et puis, enfin, que veux-tu que je te dise ? J’ai besoin, pour ma propre conscience, de toucher du doigt la légitimité de ce remboursement.

« Depuis ce matin, il m’est venu deux ou trois fois des doutes qui ont jeté l’épouvante dans mon âme. Je me suis même souvenue d’un mot atroce que deux jeunes gens, passant auprès de moi un matin, ont prononcé à mon oreille.

« Voilà une petite, disait l’un d’eux, qui est trop jolie pour aller longtemps à pied !… » Tant pis ! il faut que j’en aie le cœur net. Quand maman Raynaud s’éveillera, car elle dort là, dans son grand fauteuil, comme à l’ordinaire, tu sais, je lui dirai tout. Ma chérie, je t’embrasse un million de fois sur tes joues roses et tes beaux cheveux blonds.

« Ton ANTOINETTE.

« 2 e P.-S. Je viens de relire ma lettre, je crois que je suis folle. Je t’ai écrit deux pages entières sur notre sauveur ! Ô fillette de vingt ans que je suis !… »

Comme Antoinette fermait sa lettre, Mme Raynaud ouvrit les yeux :

– Tu travailles donc encore, pauvre petite ? dit-elle.

– Non, maman, répondit Antoinette. Je viens de bavarder pendant six pages avec Madeleine. Je lui ai parlé de toi, de moi, de tout l’ancien pensionnat. J’étais vraiment, ce soir, en veine de souvenir.

Et tiens, maman, continua Antoinette avec volubilité, je ne sais pas pourquoi depuis ce matin, je songe sans cesse à une de nos grandes camarades. C’est d’autant plus extraordinaire qu’elle était beaucoup plus âgée que moi et que je l’ai à peine connue.

– Qui donc ça ? fit Mme Raynaud, qui aimait à parler de toute cette jeunesse qu’elle avait élevée et qui, depuis longtemps, avait pris son vol dans le monde.

– Te souviens-tu de Pauline ?

– Pauline Duval ?

– Non, dit Antoinette, Pauline de Beaurevert.

– Hélas ! oui, je me souviens, dit Mme Raynaud avec une subite émotion. Pauvre enfant !

– Elle était bien pauvre, n’est-ce pas ?

– Mais non, dit Mme Raynaud, au contraire, son père, le baron de Beaurevert, avait une belle fortune.

– Ah ! fit Antoinette, qu’une horrible angoisse prit à la gorge. Mais elle eut un espoir – un espoir véritablement insensé ! Pauline, en apprenant la détresse de son ancienne institutrice, avait peut-être fait à son cousin un pieux mensonge.

– Mais, dit-elle d’une voix tremblante, pourquoi donc, en parlant d’elle, maman, dis-tu : Pauvre enfant ?

– Mais, dit Mme Raynaud, parce que la chère petite est morte la veille de son mariage, à dix-neuf ans !

Antoinette jeta un cri et se renversa évanouie sur sa chaise. Elle avait compris enfin, et elle avait cru entendre vibrer de nouveau à ses oreilles l’obscène propos de ces deux jeunes gens qui lui avaient prédit un huit-ressorts.

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