VI

– Messieurs, dit le président du club des Asperges, comme les principaux membres du noble cercle sortaient de dîner et appelaient à leur aide, pour digérer les pâtés de saumon aux truffes du Périgord et les suprêmes de faisan à la purée de gibier, le cigare le plus pur de la Havane et un verre de la bienfaisante Liqueur des Îles de madame Amphoux, messieurs, j’ai reçu aujourd’hui une demande d’admission au titre étranger, ce qui, vous le savez, n’a rien de bien grave.

D’ailleurs, le pétitionnaire est dans une situation qui défie l’enquête la plus minutieuse.

– De qui donc est-il question ? demanda un des membres du Cercle, M. Oscar de Marigny, que nous avons entrevu l’avant-veille, à six heures du matin, en compagnie de son ami Agénor de Morlux, sur le trottoir de la rue d’Anjou.

– Je gage, dit le petit baron Benjamin, que c’est de lord Ewil qu’il s’agit.

– Non, dit le président, lord Ewil est toujours aux Indes. D’ailleurs, il était membre du Club quand il habitait Paris.

– Je parie pour le marquis de Santa-Fé, ce riche Napolitain qui a de si beaux trotteurs.

– Pas davantage.

– Et moi, je devine, fit Oscar de Marigny. C’est tout simplement cet honnête banquier hollandais, qui ne voyage qu’avec son cuisinier, dans un wagon à lui où il a fait installer des fourneaux.

– Vous n’y êtes pas, répondit le président. Voyons, puisque la chose prend les proportions d’un rébus et d’une énigme, je vais vous aider. Qui de vous était à la première représentation du Supplice d’une femme  ?

– Mais tout le monde, pardieu !

– Vous souvient-il d’une loge d’avant-scène dans laquelle était une femme très brune, un peu pâle, à l’air hautain et fatal ?

– Certainement, et je dois avouer, dit Oscar de Marigny, que jamais je n’ai vu beauté plus sinistre.

– Vous souvient-il encore d’un homme qui entra dans cette loge, où elle était seule, vers la fin du spectacle, et comme la salle croulait sous de bruyants applaudissements ?

– Parfaitement, dit Oscar.

– Cet homme, continua le président, lui jeta un manteau sur les épaules et l’emmena. Personne n’eut le temps de le remarquer.

– Excepté moi, dit Oscar. C’est un homme de taille moyenne, qui peut avoir trente-six ans. Il a l’œil bleu, le visage blanc, la barbe épaisse et noire, de belles mains et un grand air. Est-ce lui ?

– Précisément.

– Je demandai ce soir-là, poursuivit Oscar, quels étaient ces gens-là, car ni l’un ni l’autre n’avaient un visage connu à Paris, il me fut répondu que c’étaient des Russes.

– Ce sont des Russes, en effet.

– Le mari et la femme ?

– Oui.

– Et c’est le mari qui veut être du Club ?

– Voici sa demande, répondit le président, apostillée par M. de B… et M. de R… que nous nous honorons de posséder.

– Comment s’appelle-t-il ? demanda Agénor de Morlux, qui entrait en ce moment-là.

– Il a un singulier nom, même pour un Russe, il s’appelle le major Avatar.

– Mais c’est un nom indien, cela !

– Non point un nom, mais un verbe, dit le président ; un verbe qui veut dire s’incarner. Maintenant, quand je vous aurai dit son histoire, qui m’a été certifiée authentique par un prince russe que nous connaissons, le colonel Karinoff, vous vous expliquerez ce nom.

On fit cercle autour du président, qui continua, au milieu de la fumée des cigares :

– Vous le savez, la Russie moderne est un peu comme l’ancienne Rome : elle s’assimile les peuples vaincus, se les incorpore, et attire indifféremment à Pétersbourg, pour les combler d’honneurs et les charger d’une chaîne dorée, le Circassien vaincu ou le Persan soumis. La Russie d’Europe est une petite province auprès de la Russie d’Asie. Le pavillon qui flotte sur les batteries de Cronstadt et les glaciers de la Finlande, vous le retrouverez au fond de l’Inde, et le czar compte maintenant parmi ses sujets des gens de toutes les religions. Le grand-père du major Avatar était indien : son père a été l’ami de Schamyl ; puis, il a abandonné la cause de l’émir circassien et il est venu s’établir avec ses troupeaux, ses femmes et ses esclaves au milieu des Tziganes qui campent au bord de la mer d’Azoff. À quinze ans, le major est rentré à Pétersbourg, dans le corps des cadets ; à dix-huit ans, on l’a envoyé comme sous-lieutenant au Caucase. Les Circassiens l’ont fait prisonnier. Schamyl, qui était alors dans toute sa puissance, reconnaissant le fils de celui qui l’avait trahi, voulut le faire mettre à mort. Une fille de Schamyl, avec laquelle il recommença le roman du général Yussuf avec la fille du dey d’Alger, le sauva. Le major a voyagé ; il a visité l’Inde, le berceau de sa famille ; il a été major au service de la Compagnie des Indes ; tout cela après avoir été prisonnier au Caucase pendant six ans. Il est riche. Il est brave, il a une jolie femme, qu’il a épousée je ne sais où ; de plus, dit-on, il ne joue jamais. Je vous propose donc, messieurs, l’adoption comme membre étranger du major Avatar.

– Adopté ! adopté ! dit-on. On alla aux voix, selon l’usage.

Le major indo-russe eut l’unanimité.

– Messieurs, dit le président en souriant, j’étais tellement assuré de vous et du résultat, que j’ai invité le major Avatar à se présenter. Je crois que M. de B… l’amènera.

– Quand ?

– Mais dame ! vous savez que B… n’est jamais pressé. Il va dans le monde avant de venir ici. S’il nous arrive à minuit, ce sera uniquement pour le major.

La pendule de la cheminée sonnait onze heures et demie. Oscar de Marigny dit en riant :

– Messieurs, pour passer le temps, invitons donc Agénor à nous conter ses nouvelles amours.

– Non pas, dit Agénor, le fruit n’est pas mûr.

– L’as-tu mis au soleil, au moins ? Agénor regarda son ami de travers.

– Tu crèves de jalousie, ce n’est pas douteux, dit-il.

– Tu sais, répondit Oscar, quel est à ce sujet ma façon de penser. Agénor haussa les épaules.

– Tiens, dit-il au lieu de me faire de la morale, fais-moi cinq louis en cinq points. Je veux être sage et devenir économe pour meubler convenablement la petite.

Ils revinrent s’établir devant une table d’écarté et la conversation continua entre eux.

– Ah çà ! dit Oscar, où en es-tu ?

– Je lui ai parlé ce matin.

– Et elle t’a répondu ?

– On répond toujours à un homme qui arrive un billet de mille francs à la main, une heure avant une saisie.

– Mon bon, dit Oscar à mi-voix, si tu ne me donnes pas des explications convenables, je t’annonce que je ne te croirai pas.

– Eh bien ! je vais m’expliquer. Mon valet de chambre est venu causer avec moi au coin de la rue, après ton départ. Il avait de nouveaux renseignements. La petite allait être saisie, à la requête du propriétaire, qui demeure rue d’Angoulême. J’ai bravement attendu. À neuf heures, elle est sortie. Je l’ai suivie. Je ne me trompais pas, elle allait rue d’Angoulême. J’ai attendu de nouveau ; elle est sortie tout en larmes ; alors je l’ai abordée en lui parlant de Mme Raynaud et d’une jeune personne qui avait été dans le pensionnat, et que j’ai dit être ma cousine.

– Ce qui n’était pas ?

– Je n’ai jamais entendu parler de cette demoiselle.

– Alors, comment as-tu pu te procurer son nom ?

– C’est Jean. Il avait trouvé, la veille, chez l’épicier, une feuille de papier qui a dû faire partie de ces cahiers de distribution de prix que les pensionnats aisés font imprimer chaque année. En haut de la page, il y avait : « Institution de Mme Raynaud. » Au-dessous : « Prix de dessin. »

Et plus bas : « 1er prix, Mlle de Beaurevert (Pauline), de Saint-Malo. » Tout cela m’a suffi pour échafauder mon petit roman, qui a eu un succès fou.

– Et tu as lâché ton billet de mille francs ?

– Naturellement… mais je me rattraperai, sois tranquille.

– Mais enfin, que comptes-tu faire ?

– Attendre quelques jours, d’abord.

– Bon !

– Elle rêvera de moi. Les jeunes filles, ça rêve toujours.

– Et puis ?

– Alors je lui écrirai et j’entamerai avec elle une correspondance toute chaste et pour le bon motif, comme disent les petites gens. Il est vieux comme le monde, ce moyen-là, mais il est et sera toujours le meilleur.

Oscar regarda son ami.

– Et si tu te laisses prendre dans tes propres filets ?

– Allons donc !

– Mon cher, toutes les rouées de la terre, toutes les filles perdues qui nous ruinent, sont moins fortes en diplomatie amoureuse qu’une honnête fille qui veut un mari et non pas un amant.

– Bah ! fit Agénor d’un air fat.

En ce moment, il se fit une rumeur dans les salons du cercle. Le major Avatar arrivait.

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