Après avoir remis les deux lettres, le père Philippe s’était retiré. Sa femme entendit la voix de Mme Raynaud qui appelait, et elle sortit à son tour. Si bien qu’Antoinette se trouva seule. La jeune fille avait pris les deux lettres et les regardait sans les ouvrir. Un tremblement nerveux s’était emparé d’elle. Qu’était-ce que cette enveloppe à cachet rouge ? D’où venait-elle ? Il arrivait pourtant quelquefois à Antoinette de recevoir des lettres dont, à première vue, elle ne devinait pas la signature.
C’étaient quelquefois les parents de ses élèves qui lui écrivaient, quelquefois aussi une amie de pension perdue de vue. Mais, jusqu’alors, elle avait ouvert chaque missive avec un sentiment de curiosité banale, et rien de plus. Celles qui, au contraire, portaient le timbre de la poste russe, celles de Madeleine, elle en brisait le cachet avec une joie impatiente.
Et pourtant, ce jour-là, ce ne fut pas la lettre de Madeleine qu’elle ouvrit la première. Ce fut la lettre au cachet rouge – la lettre inconnue. Elle était correcte, d’une écriture allongée et nette qui trahissait une main d’homme. Avant de lire, Antoinette courut à la signature :
LE BARON AGÉNOR DE MORLUX.
Alors, son cœur se serra bien fort et suspendit ses battements, tandis qu’un nuage passait sur ses yeux. Et cependant elle lut… Elle lut, parce que la curiosité est chez la femme un sentiment dont rien ne saurait triompher. Elle lut aussi, parce qu’une voix secrète lui disait que l’homme qui avait écrit cette lettre devait jouer dans sa vie quelque étrange rôle. La lettre de M. Agénor était respectueuse entre toutes.
« Mademoiselle [disait-il], la Providence a souvent des vues qui sont impénétrables. J’ai perdu ma mère presque au berceau ; émancipé à dix-huit ans par un père à qui le soin de ses plaisirs rendait ma tutelle fort lourde, j’ai été, à cet âge où l’homme n’est encore qu’un grand enfant, le maître absolu de ma destinée.
« J’ai aujourd’hui vingt-six ans, cinquante mille livres de rente, un titre fort vieux et bien authentique, et je suis aussi seul dans la vie qu’un pauvre derviche en son désert, tournant comme lui sur moi-même, et me demandant si la vie n’a pas des côtés plus sérieux et un peu plus élevés que l’existence du club, le betting et les courses plates, les joies âcres du mistigri, et les loisirs cavaliers que nous font ces créatures qui n’ont plus de la femme que le nom.
« Un jour, une vieille amie de ma famille, qui tripote des mariages par inclination, et peut-être un peu aussi par intérêt, s’est avisée de me présenter dans un monde très élégant, très aristocratique, où les jeunes filles à marier étaient aussi nombreuses que les grains de sable au bord de la mer. Il y en avait des blondes, des brunes, des châtaines, et aussi des rousses, qui rappelaient la déesse antique répondant au nom de Junon. Toutes ces demoiselles sont très fortes sur le piano, causent de mode comme une couturière, savent par cœur les noms de tous les secrétaires d’ambassade, s’informent si le premier homme qu’on leur présente est assez adroit pour ne s’être encore rien cassé dans un steeple-chase et s’il compte donner à sa femme des diamants présentables et des chevaux d’un demi-sang authentique. Parmi les jeunes gens de mon monde, il y a tant d’hommes dont elles feront le bonheur, que j’ai compris qu’elles seraient incapables de me rendre heureux.
« Depuis six mois, misanthrope avant le temps, sauvage retiré de la civilisation, je vivais dans le désert de mon cœur – une solitude, mademoiselle, où la baguette d’une fée fera, quand elle le voudra, surgir des palmiers et des fontaines ; depuis six mois, dis-je, triste et sombre, découragé de la lutte avant d’avoir lutté, je songeais à entreprendre un de ces voyages lointains qui guérissent du mal de Paris, cette indisposition que nous nommons ainsi, et que les Anglais appellent tout sottement le spleen.
« Une nuit, un matin plutôt, à l’heure où le Paris oisif va s’endormir, une étoile s’est allumée dans mon ciel morne, et j’ai contemplé cette étoile mystérieuse ce matin-là et les suivants, et tous les jours depuis six mois. Cette étoile, vous la devinez, n’est-ce-pas ? C’est la petite lampe de l’ange laborieux qui s’est fait le soutien de la pauvre femme infirme et malade. Je ne vous parlerai point de sa beauté, mademoiselle, je vous parlerai simplement de son noble cœur et de ses vertus.
« J’ai osé faire un rêve, et un rêve téméraire, sans doute je me suis pris à songer un jour que si cette jeune fille, instruite, bien élevée, courageuse et belle, le voulait, elle serait la plus accomplie des femmes. Mériterai-je un tel honneur, moi qui ne suis, hélas ! que riche et ennuyé ? Je n’ose le croire, je n’ose l’espérer, et cependant mon cœur domine ma raison, et je vous écris en me mettant à genoux devant vous, en vous demandant pardon d’un petit mensonge bien innocent. Refuserez-vous le pardon à celui qui se dit, mademoiselle,
« Votre admirateur et votre tout dévoué. »
Cette lettre jeta Antoinette dans un douloureux ravissement. Ses joues s’étaient empourprées, son cœur avait recommencé à battre. Elle n’avait vu M. Agénor de Morlux qu’une fois et, malgré elle, elle l’avait trouvé charmant. Et puis, il y avait dans sa lettre un ton d’enjouement et de bonne humeur qui ressemblait si bien à la franchise, qu’une femme plus expérimentée que la jeune fille aurait pu s’y tromper. Enfin, si modeste que soit une pauvre enfant comme Antoinette, elle sait qu’elle est jolie. Pourquoi n’aurait-elle pas inspiré une passion ? Et pourquoi cette passion ne serait-elle pas guidée par un sentiment honnête ? Elle prit son front à deux mains :
– Oh ! dit-elle, je crois que je deviens folle.
Puis elle relut cette lettre, laissant encore, sur sa table, celle de Madeleine. Tout à coup, et comme elle était plongée dans une sorte de torpeur morale et physique, elle entendit vibrer la voix de Mme Raynaud.
– Antoinette ? Antoinette ? appelait la malade. La jeune fille se leva :
– Me voilà, maman, dit-elle.
Et elle entra dans la chambre de la pauvre institutrice et l’embrassa en lui disant :
– As-tu bien dormi, maman Raynaud ?
– Oui, mon enfant, oh ! délicieusement, fit la malade. Et puis, j’ai fait un si beau rêve !
Antoinette tressaillit.
– Qu’as-tu donc rêvé, maman ?
– La même chose qu’il y a cinq jours.
– Mais qu’as-tu donc rêvé, il y a cinq jours ? demanda-t-elle en tremblant.
– Que tu étais mariée…
– Oh ! maman !
– Et riche…
– Songe, mensonge, ma pauvre mère.
– Je rêve vrai, moi, dit Mme Raynaud.
– Mais, maman, dit Antoinette, pour se marier, il faut trouver… un mari…
– Il était trouvé dans mon rêve… et je l’ai vu…
– Tu l’as vu ? fit Antoinette toute frissonnante.
– Veux-tu que je te le dépeigne ?
– Oh ! je veux bien.
Antoinette s’efforça de rire, mais son cœur battit si violemment, que Mme Raynaud, prêtant l’oreille, aurait pu en entendre les battements. L’institutrice reprit :
– C’était un grand jeune homme, aux cheveux châtains, aux petites moustaches. Il était mince, il avait le nez droit et l’œil bleu… et il te regardait avec tant d’amour que j’avais envie de l’embrasser et de l’appeler « mon fils » !
Antoinette jeta un cri :
– Mais qu’as-tu donc, petite ? fit Mme Raynaud, souriante.
– J’oublie l’heure de mes leçons, dit-elle.
Et elle se sauva dans sa chambre. Le portrait que Mme Raynaud venait de lui faire était, chose assez bizarre, celui d’Agénor. Antoinette s’enferma, les yeux pleins de larmes, répétant à mi-voix :
– Oh ! je deviens folle !
Mais soudain son regard tomba sur la lettre de Madeleine, sur cette lettre qu’elle n’avait pas daigné ouvrir.
– Ah ! misérable ingrate que je suis ! murmura-t-elle.
Et comme elle brisait le cachet, un papier plié en quatre s’échappa de l’enveloppe. C’était un billet de banque de mille francs.