XII

La vue de ce billet de banque produisit une sensation étrange sur Antoinette. Jamais Madeleine ne lui avait envoyé une somme aussi forte ; peut-être même, jamais ne l’avait-elle eue en sa possession.

Il y avait là une nouvelle énigme, et Dieu sait s’il y avait des énigmes dans la vie d’Antoinette depuis huit jours ! Au lieu d’un sentiment de joie, la vue de cet argent lui causa un sentiment de vague inquiétude. Aussi se hâta-t-elle de déplier la lettre de Madeleine. Cette lettre avait dû croiser en route celle qu’Antoinette écrivait quelques jours avant. Madeleine disait :

« Mon Antoinette bien-aimée, si la poste n’allait plus vite que les voyageurs, ma lettre serait inutile, car je vais la suivre. Si maman Raynaud est là quand tu liras ces lignes, tâche que ton cœur ne batte pas trop vite, retiens un cri d’étonnement. Je ne dis pas de joie, car ta pauvre Madeleine te revient, l’âme navrée et endolorie. Ma chérie, j’ai tant souffert depuis quelques heures, que je ne vois pas comment je suis encore de ce monde.

« Je quitte Moscou demain soir, accompagnée jusqu’à la frontière de Pologne par une vieille dame française qui me remplace, et qu’on charge de veiller sur moi. À Wilna, elle me remettra aux mains d’un intendant du comte Potenieff, celui qui, hier encore, était une manière de maître pour moi. L’intendant me conduira en Allemagne, et là, sans doute, il trouvera à me confier à quelque famille honorable qui partira pour la France. C’est te dire que, dans trois semaines au plus tard, ta pauvre Madeleine sera près de toi.

« Ah pourquoi ai-je tant souffert ? pourquoi souffré-je tant encore, que la pensée de nous voir bientôt réunies est impuissante à ramener la paix dans mon cœur troublé ?

« Je pars, arrosée des larmes de la comtesse Potenieff, comblée des largesses du comte. Le comte m’a remis ce matin un portefeuille qui renferme vingt mille francs ; ma dot, ma chérie, une fortune pour nous deux… Hélas ! le prix de mon bonheur !… J’en distrais tout de suite une faible partie que je t’envoie, car on m’a écrit en cachette de Paris – la mère Philippe, tu le devines – la maladie de maman Raynaud, et tu es peut-être bien gênée. Je vous porte le reste… Ô mon Dieu ! pourvu que j’aie la force d’arriver !

« Mon cœur restera ici, enchaîné à ce sol neigeux, et cela pour toujours. Vous aurez le corps de Madeleine, mais son âme… Ah ! Moscou l’a prise tout entière…

« Je te veux dire ma triste histoire, tout de suite, la plume à la main ; car, de vive voix, je n’en aurais jamais la force ; et puis, vous ne m’en parlerez jamais, n’est-ce pas ? Vous me laisserez vivre en ma torpeur morale, en mon désespoir sans limites, jusqu’à ce que Dieu me donne la force d’oublier ou me rappelle à lui.

« Le comte et la comtesse Potenieff, que tu as vus une fois le jour où j’ai quitté Paris, sont, comme tu as pu en juger, d’un certain âge. La comtesse, fort belle encore, a dépassé la quarantaine ; le comte a cinquante-cinq ans. Leur fille, Mlle Olga, est une belle personne un peu hautaine, qu’on destine en mariage à un capitaine de la garde impériale en garnison à Moscou. Quand nous sommes arrivés ici, je n’avais jamais vu Yvan. Qu’est-ce que Yvan ? vas-tu me dire. C’est l’homme pour qui je me sens mourir ; c’est le fils du comte Potenieff, le seul héritier de son nom. Yvan a vingt-six ans ; il est officier, et son régiment tient garnison à Pétersbourg. Pendant plus d’un an, il a été éloigné de sa famille, nous étions à Moscou depuis le printemps dernier que je ne l’avais pas encore vu. Il est beau – pour moi du moins, il a quelque chose de dominateur dans le regard ; il a un charme indicible dans la voix. Quand il est venu, il y a cinq mois, c’était l’époque où le comte et la comtesse quittent Moscou pour se rendre dans leurs terres. Yvan nous a suivis.

« Le château du comte est bâti au milieu d’une de ces solitudes de la Russie méridionale où il faut des centaines de verstes avant de rencontrer un village ou une maison. Mais c’est un pays admirable en été ; la steppe y est rose, le ciel bleu, les champs se couvrent de belles moissons jaunes, et les alouettes qui voyagent par bandes, mêlées aux flamants roses et bleus, y chantent leurs chansons sans fin. Cette nature étrange et séductrice a conspiré contre la paix de mon cœur.

« C’est durant ces longues promenades du soir, en traîneau, au travers des steppes, qu’assise auprès d’Yvan, le merveilleux conducteur de chevaux à demi sauvages, j’ai senti le trouble pénétrer dans mon âme. Yvan m’a aimée ou il a feint de m’aimer… Hélas ! à cette heure encore, et malgré ce que j’ai vu et entendu, c’est un abominable problème pour mon pauvre esprit. Yvan a eu pour moi toutes les tendresses, tous les emportements, tous les délires de la passion ; et un jour que je me suis jetée à ses pieds, le suppliant d’avoir pitié de la pauvre fille sans nom, sans fortune et presque sans patrie, il m’a relevée en me disant :

« – Mon père et ma mère m’aiment et font ce que je veux. Je leur déclarerai que je veux vous épouser, et ils consentiront à notre union.

« J’ai cru Yvan ; je l’aimais, j’ai espéré…

« Il y a huit jours, nous sommes revenus à Moscou. Le congé d’Yvan allait finir ; il a demandé et obtenu une prolongation. Il voulait, me disait-il, avouer notre amour à sa famille et obtenir sur-le-champ son consentement. Je l’ai cru encore.

« Ah ! ce que j’ai fait de rêves de bonheur et de fortune pour moi, pour toi, pour maman Raynaud depuis ces huit jours… hier, le ciel est tombé sur ma tête, et pourtant je ne suis pas morte encore.

« Écoute !

« La comtesse Potenieff est entrée dans ma chambre, hier soir, tout en larmes, et m’a prise dans ses bras :

« – Pauvre enfant ! m’a-t-elle dit, soyez forte, car ce que je vais vous dire est capable de vous tuer.

« Et, comme je pâlissais : Vous aimez Yvan et Yvan prétend vous aimer. Il vous a même promis de vous épouser… Pauvre enfant !… Vous ne connaissez pas Yvan, poursuivit-elle ; c’est un garçon sans cœur, corrompu, ambitieux…

« Je jetai un cri qui était une protestation contre de telles paroles ; elle reprit :

« – Yvan sait que nous ne sommes plus riches ; l’émancipation des serfs nous a presque ruinés. Pour relever notre maison, il faut qu’Yvan épouse une riche héritière ; et il part demain pour Pétersbourg, où nous lui avons ménagé une entrevue avec Mlle Vazilika P…, qu’il doit demander en mariage.

« – Oh ! m’écriai-je, c’est impossible !

« – Venez avec moi, dit-elle, et vous verrez si je vous ai menti.

« Elle m’entraîna sans force et sans voix. La porte de ma chambre donnait sur un corridor au bout duquel se trouvait l’appartement d’Yvan. Cet appartement se composait de deux pièces, un fumoir et une chambre à coucher. On entrait par le fumoir. Quand nous fûmes à la porte, nous entendîmes des voix bruyantes au-dedans et des éclats de rire. Je reconnus la voix d’Yvan parmi celles de quelques officiers de ses amis, qu’il avait invités à venir boire le thé chez lui.

« – Écoutez ! me dit impérieusement la comtesse. Plus morte que vive, je prêtai l’oreille. Yvan disait :

« – Oui, mes amis, mon père et ma mère sont bien durs avec moi ; ils viennent m’interrompre au milieu d’un joli petit roman d’amour que je m’étais ménagé.

« – Ah ! oui, dit une autre voix, la jolie Française ?

« – Hélas !

« – Est-ce que tu ne voulais pas l’épouser ?

« – Heu ! heu ! j’y ai pensé un instant… mais me voici raisonnable… Je pars demain matin… et je suis tout à la blonde Vazilika.

« Je n’en ai pas entendu davantage, et je suis tombée évanouie dans les bras de la comtesse. Quand je suis revenue à moi, j’étais dans mon lit, en proie à une fièvre ardente, et il était six heures du matin. La comtesse était à mon chevet.

« – Mon enfant, m’a-t-elle dit, il faut nous séparer. Vous allez retourner en France.

« Et elle m’a remis de la part du comte un portefeuille qui contenait vingt mille francs. Yvan est parti depuis une heure… et je ne le reverrai jamais !

« Voilà mon roman, chère sœur. Il est simple, n’est-ce pas ? il est affreux… j’ai envie de mourir… Adieu… au revoir plutôt, car je songe à toi et cette pensée me donnera la force de vivre.

« TA MADELEINE. »

Antoinette avait lu cette lettre en fondant en larmes. Celle de M. Agénor était toujours là, sur la table. Elle la repoussa vivement.

– Ô crédule que j’étais ! fit-elle.

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