La mère Philippe était devenue toute pâle.
– Milon ! Milon ! répétait-elle, comme si ce nom eût éveillé en elle tout un passé douloureux.
– Mais vous l’avez donc connu ?
Et Antoinette tremblait comme une feuille jaunie que le vent d’automne secoue à la cime d’un arbre.
– C’était mon cousin…
– Votre cousin !…
– Oui, mademoiselle.
– Ah ! fit Antoinette toute pâmée ; mais il est donc mort ?
La mère Philippe courba le front.
– Mieux vaudrait ! dit-elle.
Mais Antoinette lui prit le bras et le lui secoua avec une singulière énergie.
– Oh ! parlez ! dit-elle, parlez, je le veux !
La mère Philippe n’y tint plus ; elle prit Antoinette dans ses bras comme si Antoinette eût été son enfant, et lui dit :
– Ah ! chère demoiselle, je vous ai vue toute petite, et j’ai vu votre mère… et je sais bien où il doit être cet hôtel… car j’y suis allée un jour voir mon cousin Milon.
– Mais alors vous savez le nom de ma mère ? s’écria Antoinette avec anxiété.
– Oui, votre mère était allemande ; elle se nommait la baronne Miller.
– Ah ! dit Antoinette, oui… c’est cela… je me souviens maintenant… un jour, on a prononcé ce nom devant moi…
Puis, baissant la tête à son tour :
– Et… elle est morte, n’est-ce pas ?
– Morte !… murmura la mère Philippe.
Antoinette sentit de nouvelles larmes perler le long de ses cils.
– Pauvre mère ! dit-elle.
Il y eut un moment de silence.
– Mais, fit-elle tout à coup, qu’est devenu l’hôtel ? qu’est devenue la fortune de notre mère ?
– Je ne sais pas, répondit la concierge, Milon seul pourrait le dire…
– Et Milon est mort lui aussi ?
– Non, dit la mère Philippe tristement.
– Mais où est-il ?
– Bien loin…
Et la concierge eut un geste qui semblait dire : « Il a mis la mer entre lui et nous… »
– Vous me faites mourir, mère Philippe, dit Antoinette, haletante et presque sans voix.
– À quoi bon vous dire cela, mademoiselle ?
– Je veux savoir… répéta Antoinette.
Et comme la concierge hésitait encore :
– Mais il lui est donc arrivé malheur ? s’écria la jeune fille.
– Oui… malheur… Un grand malheur !…
– Oh ! parlez… parlez…
La concierge commença d’une voix étouffée :
– Il est au bagne !
– Au bagne ! exclama Antoinette.
– Oui, depuis bientôt dix ans. On l’a envoyé à Toulon d’abord ; et pendant bien longtemps, tant que j’en ai eu les moyens, je lui ai adressé un peu d’argent tous les mois… ils sont si malheureux là-bas… Et puis, continua la mère Philippe, ma ruine est arrivée… et je me suis remariée… et pendant plus de deux ans, je n’ai rien pu lui envoyer… et quand je l’ai pu de nouveau et que je suis allée à la préfecture, on a cherché sur les registres et on m’a dit qu’il avait dû être transporté à Cayenne, car il paraît qu’on les envoie tous là-bas, maintenant.
– Mais qu’a-t-il donc fait pour cela, le malheureux ? demanda Antoinette affolée.
– Il a volé.
– Volé !
– Oui… les diamants de votre mère !
Mais, à ces derniers mots, Antoinette se redressa fière et calme.
– Ce n’est pas vrai ! dit-elle, Milon n’a pu voler personne, et encore moins ma mère !… Milon est innocent !
– Ah ! dit la mère Philippe en secouant la tête, je l’ai cru comme vous, moi…
– Et vous ne le croyez plus ?
Elle secoua la tête.
– Eh bien ! moi, dit Antoinette, je jurerais qu’il était innocent ! Pauvre Milon !
Et s’exaltant tout à coup :
– Ma sœur et moi, nous ne sommes que de pauvres femmes, mais ma sœur va revenir ; et maintenant que nous savons notre nom, il faudra bien qu’on nous écoute !… Et nous irons voir les juges qui l’ont condamné, et nous nous porterons garantes de l’innocence de notre pauvre Milon. Oh ! il faudra bien qu’on nous le rende ! maintenant que notre mère est morte… Est-ce que nous pouvons être toujours orphelines ?
Antoinette avait peu à peu élevé la voix, si bien que Mme Raynaud, qui venait de se lever, pensant qu’il arrivait quelque chose d’extraordinaire, entra dans la chambre de la jeune fille. Antoinette riait et pleurait tout à la fois.
– Oh ! maman, dit-elle en se jetant au cou de l’institutrice, c’est une permission du Ciel, cela !
– Mais quoi donc ?
– Je sais notre nom… celui de Madeleine, le mien, le nom de notre mère, comprends-tu ? Et la mère Philippe que tu vois là, était la cousine de notre bon Milon. Et Antoinette embrassait Mme Raynaud, riant et pleurant toujours. Puis elle disait encore :
– Mais ma mère vivait comme une femme riche, et nous n’avions ni frères ni sœurs, elle ne peut pas nous avoir déshéritées… Il faudra bien que la fortune se retrouve !… Oh ! maman, maman, nous te ferons, Madeleine et moi, une vie bien heureuse, va !
Mme Raynaud, pareillement émue, s’était laissée tomber dans un fauteuil.
– Chère petite ! dit-elle, ne t’abandonne pas trop vite à la joie ; qui sait si ta mère n’a pas eu quelque motif terrible pour vous cacher ainsi toutes deux, pour ne point vous appeler à son lit de mort ?
– Oh ! murmurait Antoinette, il faut bien que Milon nous revienne à présent !
Le père Philippe entra. Il arrivait de la rue de Surène et apportait à Antoinette une lettre en réponse à celle qu’elle avait écrite à M. Agénor, baron de Morlux. Antoinette s’empara vivement de cette lettre et l’ouvrit.
Il venait de se passer tant de choses pour elle en quelques minutes. Agénor écrivait :
« Mademoiselle,
« J’ai éprouvé deux immenses douleurs dans ma vie.
« La première m’arriva par une froide nuit d’hiver, quand j’étais à peine un homme. Ma mère adorée mourut dans mes bras. Cette douleur a longtemps plané sur ma vie, l’emplissant d’ombre et de tristesse ; et aujourd’hui encore elle est dans mon cœur à l’état de douce mélancolie.
« Ma seconde douleur, mademoiselle, je viens de l’éprouver en ouvrant votre lettre ; et celle-là sera, je crois, éternelle : vous avez douté de moi, mademoiselle, et j’avoue que c’était votre droit.
« Mais au moment de vous dire un éternel adieu, car je pars, je m’expatrie, je vais demander l’étourdissement de mon âme désespérée à de lointains voyages ; – à ce moment, dis-je, je dois vous jurer que mon amour est sincère, et que rien au monde n’aurait pu m’empêcher de faire de vous la plus heureuse et la plus respectée des femmes.
« Celui qui se dit avec désespoir : Votre serviteur pour toujours. »
Antoinette avait lu cette lettre, toute frémissante.
– Oh ! s’écria-t-elle, il ne faut pas, je ne veux pas qu’il parte, maintenant ! Il nous faut un ami, un protecteur, un homme qui fasse triompher l’innocence de Milon, et qui redemande à nos spoliateurs le bien de notre mère.
Et d’une main fiévreuse, Antoinette répondit :
« Monsieur le baron,
« Il y a une heure, pauvre fille désolée, sans nom et sans amis, je vous ai écrit avec la fierté inflexible qui sied à l’infortune.
« Depuis une heure, un lambeau d’azur vient de se montrer dans le ciel tourmenté de ma vie, et je vous écris encore.
« Je ne crois pas, je ne dois pas croire que je revienne jamais sur la détermination que vous exprime ma lettre, mais j’ai besoin d’un ami. Refuserez-vous ce titre ?
« Ne partez pas… Mme Raynaud, ma mère adoptive, aura l’honneur de vous recevoir ce soir.
« Votre servante,
« ANTOINETTE MILLER. »
– Tenez ! tenez ! dit-elle au père Philippe, courez vite !
Le père Philippe prit la lettre et se sauva rue de Surène, où M. Agénor de Morlux fumait fort tranquillement un cigare en attendant l’effet inévitable que devait produire sa missive désespérée.