Revenons maintenant à Cent dix-sept et à Milon, que nous avons vu s’enfoncer sous la porte cochère d’une maison vermoulue de la rue Serpente. Un homme était venu leur ouvrir. C’était Noël, l’ancien forgeron libre du bagne de Toulon. Noël était le fils de la vieille concierge de cette maison qui paraissait craquer de vétusté.
– Eh bien, lui dit le major Avatar, tandis que Noël allumait une chandelle à un quinquet à l’huile qui brûlait encore dans la loge, as-tu exécuté mes ordres ?
– Oui, maître, dit tout bas Noël.
– Tu es allé rue de la Ville-l’Évêque ?
– Oui, maître.
La voix du major trembla alors d’émotion.
– C’est bien toujours là qu’elle demeure ? dit-il.
– Oui.
– Et la maison de la rue de Surène qui donnait sur le jardin ?
– Elle est toujours debout, répondit Noël, et j’ai fait ce que vous m’avez ordonné. J’ai loué deux pièces au second étage de cette maison.
Le major Avatar, ou plutôt Cent dix-sept, c’est-à-dire Rocambole, respira :
– Ah ! dit-il, je n’ai pas eu de la soirée une goutte de sang dans les veines.
Puis, baissant la voix et de plus en plus ému :
– Tu n’a pas pu la voir, elle ?
– Non ; mais j’ai vu l’enfant…
Cent dix sept tressaillit :
– Ah ! elle a un enfant ? dit-il.
– Un joli garçon de huit ou neuf ans, qui jouait dans le jardin. C’est tout le portrait de son père.
Cent dix-sept essuya une larme ; puis il dit brusquement à Noël :
– Allons ! viens m’indiquer le trou où nous pourrons, Milon et moi, changer d’habits.
– C’est un peu plus haut, dit Noël, au sixième. La croisée est à tabatière et le mobilier n’est pas riche, mais votre malle y est.
– Avons-nous des voisins sur le carré ?
– Il n’y a que le fou.
– Quel fou ?
– C’est un médecin qui est pourtant bien savant, mais que nous appelons le fou dans la maison. C’est un homme qui parle toute la nuit, à ce que dit ma mère, car moi je ne l’ai jamais entendu.
– Alors, il n’a pas de malades ?
– Mais si, au contraire… il est très instruit même… et il a fait des cures merveilleuses, dit-on.
– C’est bizarre, dit Cent dix-sept avec indifférence. Et il suivit Noël, qui, sa chandelle à la main, éclairait l’escalier.
L’escalier était comme la maison : les marches en étaient usées et la rampe en bois mangée aux vers. Au troisième étage, Cent dix-sept aperçut sur une porte une petite plaque de cuivre portant cette inscription :
DOCTEUR-MÉDECIN
– Il y en a donc deux ? fit-il.
– Non, dit Noël, c’est le même.
– Comment, le même ?
– Oui. Et c’est son appartement pour le jour. C’est là qu’il reçoit ses clients.
– Et là-haut ?
– C’est la mansarde où il couche. Si on vient le chercher, la nuit, la vieille bonne monte le chercher.
– Et tu dis qu’il parle toute la nuit ?
– C’est ma mère qui le prétend.
– Voilà un médecin qui commence à m’intriguer, murmura Cent dix-sept en regardant Milon.
Ils arrivèrent au sixième.
Noël poussa une porte qui faisait face à la dernière marche de l’escalier.
– Voilà, dit-il, et comme vous voyez, ce n’est pas beau.
Et il posa sa chandelle sur une table en bois peint qui, avec un lit de sangles et deux chaises boiteuses, constituait tout le mobilier de la mansarde.
– Mais où est donc la chambre du médecin ? fit Cent dix-sept.
– La voilà, répondit Noël.
Et il montrait une porte à côté.
– Il n’y a qu’une cloison qui vous sépare, et la cloison est mince et en mauvais état. S’il se met à jaser, vous l’entendrez…
Cent dix-sept était devenu pensif.
– Ô Paris ! murmura-t-il, tu es bien la ville aux mystères sans nombre !
Noël regarda Milon :
– Voilà, dit-il tout bas, le maître intrigué par le médecin.
Puis se frappant le front :
– Ah ! j’oubliais un détail, maître.
– Lequel ?
– Le médecin a habité cette chambre du temps qu’il était étudiant ; du moins, c’est ma mère qui le dit ; mais j’étais avec vous alors, je ne l’ai pas connu.
– Quel âge a-t-il donc ?
– Il n’a pas encore quarante ans, paraît-il, mais on lui en donnerait soixante. Il a ses cheveux tout blancs, et il est ridé comme une vieille femme.
Tandis que Noël parlait, un soupir, presque un gémissement, traversa la cloison et vint mourir aux oreilles de Cent dix-sept et de ses deux compagnons.
– Tiens, dit Noël, le voilà qui geint ; la mère avait raison.
Cent dix-sept appuya son oreille à la cloison et écouta. Une voix qui paraissait chevrotante et cassée comme celle d’un vieillard disait :
– Oh ! que les nuits sont longues en hiver ! Quand donc le jour viendra-t-il ?… quand donc le premier rayon du soleil chassera-t-il ce fantôme qui s’assoit chaque nuit à mon chevet ?
– Hum ! murmura Cent dix-sept, je n’ai pas grand-chose à faire cette nuit… Voyons !
Et il dit tout bas à Noël :
– Tu peux t’en aller.
Noël avait coutume d’obéir au maître sur un simple signe. Il s’inclina et sortit. Alors Cent dix-sept ferma la porte et dit à Milon :
– Débarrasse-toi de tes habits de maçon, et tâche de redevenir l’Italien Bandonni.
– Et vous, maître ? dit Milon.
– Oh ! moi… j’ai le temps.
Il y avait sur les murs de la mansarde un vieux papier à huit sous le rouleau, que l’humidité avait détaché en certains endroits. Cent dix-sept le déchira sans bruit, de façon à mettre la cloison à nu, et dans l’espoir de mettre aussi à découvert quelque fente par où il pût glisser un regard dans la mansarde voisine. Son attente ne fut point déçue.
Tout à coup un rayon de lumière jaillit du mur à travers une fente large de deux ou trois centimètres. Aussitôt Cent dix-sept souffla la chandelle que Noël avait posée sur la table et dit à Milon :
– Tu t’habilleras au clair de lune.
Puis il colla son œil à l’interstice de la cloison et regarda chez le voisin. C’était bien la chambrette d’un étudiant, et d’un étudiant pauvre, sinon misérable. Un lit de fer, deux chaises, une table chargée de livres et de papiers ; à l’unique croisée, des rideaux de calicot d’un blanc jaune. C’était tout.
Un homme était à demi vêtu, sur le lit ; il venait de se dresser sur son séant. Cent dix-sept l’examina avec curiosité. Ainsi que l’avait affirmé Noël, on eût dit un vieillard. La tête était décharnée, la chevelure rare et toute blanche ; les yeux, profondément enfoncés sous leurs orbites, brillaient d’un feu sombre ; les lèvres étaient minces et pâles. Cet homme avait pris son front à deux mains et il semblait fixer quelque horrible vision pour lui seul apparente, car Cent dix-sept put se convaincre que le médecin était bien seul dans sa chambre.
– Oui, disait-il, vous voilà, madame… c’est bien vous… telle que vous étiez le jour où le démon me conduisit à votre chevet… Vous étiez vêtue de noir… et belle en vos habits de deuil, à tenter un anachorète… Un monstre aurait eu pitié de vous… de votre jeunesse… de votre beauté… Un homme fût tombé à genoux et vous eût adorée…
« Je n’étais pas un homme, moi ! j’étais plus qu’un monstre… puisque je n’ai pas eu pitié…
Il poussa un cri d’effroi… puis il reprit, s’adressant toujours au fantôme invisible pour Cent dix-sept et que lui croyait voir assis sur le pied de son lit :
– Voici plus de dix ans, madame, que chaque nuit je vous vois là, pâle et menaçante, silencieuse comme le sont les morts, mais implacable… Oh ! je sais que je ne mérite aucun pardon… je sais que je suis un vil empoisonneur… moi que l’on dit savant, moi que les pauvres vénèrent et que la Faculté tient en haute estime… Mais ne me permettrez-vous point de mourir ?… Ne vous contenterez-vous point, madame la baronne, de mon sang en échange du vôtre ?…
À ce titre que le médecin donnait au fantôme, Cent dix-sept se renversa brusquement en arrière et saisit le bras de Milon.
– Écoute, dit-il tout bas, et réponds-moi vite.
– Que voulez-vous savoir, maître ? demanda Milon, qui n’avait pas entendu ce que disait le visionnaire.
– Ta maîtresse était baronne ?
– Oui.
– Comment est-elle morte ?
– Un jour, elle s’est sentie malade et on a envoyé chercher un médecin. Quand le médecin est parti, il m’a dit qu’elle n’en reviendrait pas.
– Et tu crois qu’elle a été empoisonnée ?
– Oui.
– Eh bien, dit Cent dix-sept, veux-tu voir son meurtrier ? Milon étouffa un cri et Cent dix-sept le prit à la gorge.
– Tais-toi… dit-il, et regarde !
Puis il le poussa vers la fente de la cloison, répétant :
– Regarde !