M. le baron de Morlux était un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. Les gens qui ne croient pas à Dieu, croient volontiers aux médiums, aux tables tournantes et aux esprits. Rien n’est superstitieux comme un philosophe. Il y avait vingt ans que M. de Morlux avait tout foulé aux pieds, qu’il avait marché la tête haute dans la voie du crime, sans regarder en arrière, sans pâlir, sans trembler. Son frère et lui, après la mort de cette sœur mystérieuse, que Paris ignorait, étaient entrés paisiblement en possession de son héritage, peu soucieux de savoir ce qu’étaient devenus ses enfants.
Il y avait là, du reste, un mystère que nous expliquerons plus tard. Le baron avait perdu sa femme peu après. Cette perte avait à peine assombri son front quelques jours. Il avait mis son fils au collège, s’était fort peu soucié de lui, l’avait émancipé à dix-huit ans. Il lui avait remis avec une parfaite indifférence les comptes de tutelle. Aucune ombre vengeresse n’avait troublé sa vie. Ses plaisirs l’avaient assez absorbé pour que le remords ne pût trouver place en son âme. Enfin, chose étrange ! la fortune n’avait cessé de lui sourire. Il avait fait plusieurs héritages ; il avait été aimé d’une femme que Paris entier avait adorée vainement. Il faisait courir ; ses chevaux, célèbres dans le monde entier, sortaient vainqueurs de tous les hippodromes. Souvent on l’avait entendu dire :
– L’homme naît heureux ou malheureux. Quoi qu’il fasse, il ne changera rien à son destin. Moi, j’ai une étoile qui ne pâlira jamais.
Mais soudain une fatalité inouïe semblait le frapper coup sur coup dans l’espace de quelques heures. Il se cassait la jambe ; le médecin appelé auprès de lui se trouvait être précisément l’instrument de son crime. Enfin, son fils venait lui dire : « J’aime une jeune fille qui a été dépouillée de sa fortune, et cette jeune fille se nomme Antoinette Miller. »
C’en était assez pour lui faire perdre la tête. Il avait donc jeté un grand cri, puis il s’était renversé, pâle et tremblant, sur son oreiller, les mains crispées, l’œil fiévreux.
– Mais qu’avez-vous donc, mon père ? s’écria Agénor épouvanté.
Le baron eut une dernière lueur de présence d’esprit.
– C’est ma jambe ! dit-il.
Agénor crut à la douleur physique dont parlait son père et il appela à son aide. Les domestiques accoururent. M. de Morlux avait le délire. À partir de ce moment, il prononça des mots sans suite, regardant parfois son fils avec stupeur, parfois tournant les yeux comme si cette vision dont lui avait parlé le docteur se fût dressée devant lui. Cette situation dura jusqu’au matin. Agénor ne quitta point son père.
Au petit jour, on alla chercher un médecin, celui qui soignait d’ordinaire M. de Morlux. Le médecin s’inclina lorsqu’on lui dit que c’était le docteur Vincent qui avait fait le premier pansement. Puis, il prétendit que l’état de prostration dans lequel se trouvait le baron était le résultat de la douleur physique : qu’il n’y avait pas à s’en préoccuper. Il prescrivit une potion calmante et s’en alla. Agénor avait fini par s’endormir dans un grand fauteuil, au chevet de son père. Mais celui-ci l’éveilla peu après. Quand Agénor rouvrit les yeux, il trouva son père plus calme.
Le jour avait dissipé les fantômes, et le baron retrouvant sa présence d’esprit craignait que, dans son délire, il ne lui fût échappé quelque révélation touchant la baronne Miller.
– Agénor, mon enfant, dit-il, je t’ai effrayé cette nuit, n’est-ce pas ?
– Oui, mon père. J’ai cru que vous deveniez fou.
– Mais comment cela est-il arrivé ? Qu’ai-je dit ? que me disais-tu ? fit le baron inquiet.
– Je vous parlais de mes projets de mariage.
– Ah ! c’est juste. Et qui veux-tu épouser ?
– Une jeune fille appelée Antoinette Miller.
Cette fois, M. de Morlux demeura impassible.
– Ah ! très bien, dit-il. Tu l’aimes donc ?
– Oui, mon père. Eh bien ! c’est au moment où j’ai prononcé son nom que vous avez jeté un grand cri.
– Vraiment ?
– J’ai cru un instant que ce nom vous était connu, mon père.
– Mais non, dit M. de Morlux avec calme ; c’est ma coquine de jambe qui m’a joué ce tour-là.
Puis après un silence :
– Et tu dis que cette jeune fille a été dépouillée de sa fortune ?
– Oui, mon père.
– Par qui ?
– Elle ne le sait pas. Mais Milon doit le savoir.
À ce dernier nom, M. de Morlux pâlit encore, mais Agénor n’y prit pas garde, et continua :
– Il faut vous dire, mon père, que la mère de ces demoiselles avait un vieux serviteur qu’on a jeté au bagne pour un crime qu’il n’a pas commis.
– Allons donc ! dit le baron d’un air incrédule. Les gens qui vont au bagne sont coupables.
– Il paraît que celui-là est innocent.
– Qui te le prouve ?
– Antoinette me l’a dit, et je la crois, mon père.
M. de Morlux grimaça un sourire.
– Alors, dit-il, cet homme est au bagne ?
– Oui, et j’ai compté sur vous, mon père.
– Pour quoi faire ?
– Mais pour l’en faire sortir, afin qu’il nous aide à retrouver la fortune d’Antoinette.
– Nous verrons… nous verrons…, dit le baron. Aïe !… je souffre horriblement.
– Pardonnez-moi, mon père, reprit Agénor, de venir vous parler de tout cela aujourd’hui ; je ferais mieux d’aller voir mon oncle… le vicomte…
M. de Morlux tressaillit encore :
– Ah ! oui, dit-il, c’est une idée, cela… ton oncle est un homme sérieux, lui… et non point un viveur comme moi, il a ses relations, il connaît beaucoup de monde. Mais tu as raison, il faut en parler à ton oncle… ou plutôt non, c’est moi qui lui en parlerai… ainsi que de ton mariage… Veux-tu que je lui écrive de venir nous voir ?
– Vous êtes charmant, papa, dit Agénor avec expansion, et il faut vite vous guérir…
Il roula près du lit un guéridon sur lequel il y avait des plumes et de l’encre ; et M. de Morlux écrivit :
« Mon cher frère,
« Il m’est arrivé un accident cette nuit. Je me suis cassé la jambe. Je ne puis donc aller chez vous, et cependant j’ai un pressant besoin de vous voir. »
Puis il ferma sa lettre et écrivit l’adresse :
Monsieur le vicomte de Morlux,
rue de la Pépinière.
– Prends une voiture, dit le baron à son fils et va lui porter la lettre toi-même. Ton oncle doit être encore chez lui à cette heure matinale.
– Je le ramènerai, dit Agénor.
– Non, tu me l’enverras. Je veux lui parler seul à seul.
Agénor prit la lettre ; mais comme il allait sortir son père le rappela.
– Si tu veux que je mène tes affaires à bonne fin, dit-il, ne souffle mot à personne ni de tes projets, ni de Mlle Miller, ni de cet homme…
– Milon ?
– Milon, soit. Va, mon enfant, et reviens dans la journée, acheva le baron en tendant la main à Agénor.
Celui-ci partit et fit une telle diligence, que moins d’une heure après M. le vicomte de Morlux arrivait chez son frère rue de l’Université.
Le vicomte de Morlux avait six ans de plus que le baron et touchait à la soixantaine. C’était un petit vieillard aux lèvres minces, aux yeux caves, au visage amaigri et blême. On eût dit une fouine et non un homme. Il avait la parole brève et mordante, la voix aigre.
– Que vous est-il arrivé, Philippe ? dit-il.
– Ah ! mon pauvre Karle, dit le baron en lui faisant signe de fermer la porte et de s’assurer qu’ils étaient bien seuls, nous sommes perdus !
– Pourquoi cela ? fit le vicomte avec calme.
– L’heure du châtiment est venue.
Le calme de M. Karle de Morlux ne se démentit pas.
– Vous vous êtes cassé la jambe, paraît-il ?
– Oui.
– Et vous avez eu le délire ?…
– Oui, le délire de l’épouvante. Savez-vous quel est le médecin qui m’a pansé ? C’est lui… vous savez… l’étudiant de la rue Serpente…
– C’est une bizarre coïncidence, dit froidement Karle. Vous a-t-il reconnu ?
– Oui… et il m’a conseillé de me repentir.
Karle haussa les épaules et un rire railleur vint errer sur ses lèvres minces et blêmes. Le baron continua :
– Oh ! ce n’est pas tout encore… Agénor, mon fils, aime une jeune fille…
– Ah ! fit le vicomte. Eh bien ?
– Cette jeune fille se nomme Antoinette Miller… Comprenez-vous ?
Karle fronça légèrement le sourcil.
– Après ? dit-il.
– Et elle sait son nom… Elle sait que sa mère a été dépouillée.
– Après ? après ? fit encore l’aîné des Morlux.
– Elle sait, enfin, que Milon est au bagne ; et Agénor est venu me demander que vous et moi usions de notre crédit pour l’en faire sortir. Comprenez-vous enfin ? acheva le baron dont la voix passait chevrotante à travers sa gorge crispée.
– Je comprends surtout une chose, dit Karle froidement, c’est que votre fils Agénor est un imbécile de venir vous dire tout cela.
Et l’aîné des Morlux se mit à rire, ajoutant :
– On ne saurait mieux se jeter dans la gueule du loup !