XXII

M. Agénor de Morlux, tandis que son père se cassait la jambe, était livré à toutes les joies de l’espérance. Le billet d’Antoinette, ce billet dans lequel la jeune fille lui disait : « Ne partez pas, j’ai besoin de vous », était la première victoire sérieuse de cette campagne amoureuse qu’il avait entreprise. La journée lui avait paru longue, de huit heures du matin à quatre heures de l’après-midi. À partir de quatre heures, elle lui parut interminable. Pour tuer le temps jusqu’à huit heures, il s’en alla dîner au café Anglais, où M. Oscar de Marigny dînait chaque jour. Agénor avait hâte de montrer sa belle fortune ; mais il est des fatalités pour les fats comme pour le reste des humbles mortels.

Ce jour-là, Oscar dînait en ville. Agénor s’offrit un repas plantureux, l’arrosa d’une bouteille de Château-Lafite, fuma d’excellents cigares, arpenta le boulevard une heure encore, et finit par se trouver à huit heures moins un quart à la porte de Mme Raynaud. Le concierge, qui le vit passer, lui adressa son plus obséquieux sourire :

– Ces dames vous attendent, lui dit-il.

Agénor se dit, en montant l’escalier :

– C’est une affaire conclue par avance. Je crois bien que, dès demain, je puis aller chez le tapissier commander le mobilier d’Antoinette.

La mère Philippe avait voulu rester en haut pour ouvrir elle-même la porte. Elle fit à M. Agénor mille révérences avant de l’introduire dans le petit salon qui servait en même temps de cabinet de travail à Antoinette. Mme Raynaud était dans son grand fauteuil, au coin du feu. Antoinette, assise à une petite table, travaillait à un ouvrage d’aiguille. Une seule lampe éclairait la modeste pièce, dont le mobilier décent était d’une exquise propreté. Agénor toisa et jugea tout d’un coup d’œil. Il s’attendait à trouver plus de misère. Mme Raynaud était une femme bien élevée et qui avait vu le monde autrefois. Son accueil plein d’aisance déconcerta quelque peu Agénor. Quant à Antoinette, elle se leva avec une simplicité si digne, elle tendit la main à l’anglaise à M. Agénor avec tant de noblesse affectueuse, que l’embarras du jeune homme augmenta.

Malgré ses théories d’enfant blasé, Agénor avait un fond de timidité qu’il cherchait vainement à masquer par un ton d’arrogance. Le calme et la simplicité d’Antoinette le confondirent.

– Monsieur, lui dit-elle, après avoir échangé quelques paroles banales, vous vous êtes montré si généreux et si bon, que je vais m’ouvrir à vous tout entière. Je vous l’ai écrit, j’ai une sœur, et nous sommes orphelines. Jusqu’à ce matin j’ai ignoré votre nom, et je ne sais pas encore de quoi ma mère est morte. Seulement, je sais que ma mère était une femme bien née, qu’elle portait un titre, qu’elle avait une grande fortune et que son dernier serviteur, un homme que ma sœur et moi aimions de toute notre âme, victime sans doute de quelque affreuse méprise, a été emprisonné, condamné et jeté au bagne où, sans doute, il est encore. Qu’est devenue la fortune de ma mère – fortune qui devait être considérable, si j’en juge par mes souvenirs d’enfance ? je ne sais… Mais il est impossible que nous ayons été spoliées sans retour. Il est impossible encore qu’un malheureux expie un crime qu’il n’a point commis. Hélas ! monsieur, deux pauvres orphelines n’ont pas grand crédit dans le monde. Vous vous êtes placé sur mon chemin, monsieur. Voulez-vous être mon ami et vous intéresser au pauvre et digne homme persécuté ?

La requête d’Antoinette était si noble et si franche, d’une simplicité si grande, d’un abandon si confiant, que le roué se sentit rougir en lui-même et qu’il eut honte de ses abominables calculs. Mme Raynaud ne quitta pas son fauteuil, Antoinette n’abandonna point sa broderie. D’amour, il n’en fut pas dit un mot. Agénor était comme fasciné, et toutes ses audaces de Lovelace et de conquérant étaient rentrées aussitôt.

– Mademoiselle, dit-il à Antoinette, le baron de Morlux, mon père, est un homme puissant ; il a de hautes relations, et je ne doute pas que, mon zèle stimulant le sien, nous ne parvenions bientôt à faire mettre en liberté l’homme auquel vous vous intéressez.

Puis il ajouta avec émotion :

– Et quant à votre fortune, mademoiselle, je vous jure qu’elle vous sera rendue, eussiez-vous été dépouillée par un roi.

La jeune fille lui tendit une seconde fois la main.

– Vous êtes un brave cœur, bien sensible ; merci de l’amitié que vous m’offrez.

Agénor comprit qu’il devait borner là sa visite ; mais il demanda si humblement, si respectueusement, la permission de revenir le lendemain rendre compte des démarches qu’il aurait déjà faites, qu’Antoinette ne put refuser. Il s’en alla donc ravi et courut au club des Asperges dans l’espoir d’y rencontrer enfin son ami M. Oscar de Marigny. L’homme est ainsi fait, qu’il a toujours besoin d’un confident.

– Eh bien ! dit-il, où en es-tu ?

M. Oscar de Marigny venait d’arriver.

– Ah ! dame, répondit Agénor, le siège offrira quelques difficultés de plus que je ne croyais. Cette petite folle a des airs de duchesse, en vérité.

– Eh bien ! si tu l’aimes, épouse-la.

– Hé ! dit Agénor, qui sait ?

– Ah ! tu as réfléchi ?…

– Mais oui.

– Agénor, mon bon ami, dit M. de Marigny, vous êtes un fanfaron de vice, et je le savais bien. Vous vous faites plus mauvais… que tu n’es, grand enfant…

– Tu trouves ?

– Hé ! sans doute… Pourquoi en serait-il autrement ? Tu rencontres une fille, jolie, vertueuse, bien élevée. Elle est pauvre, mais tu es riche… et riche pour deux ; n’est-il donc pas tout naturel que tu l’épouses ?

– Mon cher Oscar, répondit Agénor, vous êtes un véritable sot.

– Hein ?… ne t’ai-je donc pas compris ?

– Mais pas du tout, mon bon.

– Ainsi, tu ne songes pas à l’épouser, comme je le croyais ?

– Mais si… j’y songe…

– Je ne sais pas deviner les énigmes ; ainsi explique-toi.

– C’est bien simple.

– Ah ! voyons ?

– La petite est pauvre, mais elle peut devenir riche… comprends-tu ?

– Mais comment peut-elle devenir riche ?

– Oh ! d’une façon bien simple, va : en retrouvant la fortune de sa mère, comme elle a déjà retrouvé son nom… car sa mère, je dois te le dire en passant, était baronne.

– Je te prends en pitié, répondit Oscar de Marigny ; tu es bien l’homme de notre siècle…

Oscar de Marigny n’eut pas le temps de compléter son anathème sur l’esprit du temps présent, car un membre du cercle arriva tout effaré vers Agénor.

– Mon ami, lui dit-il, vous ne savez donc pas ce qui vient d’arriver à votre père ? Il s’est cassé la jambe…

– Mais où ?… mais comment ?… demanda Agénor un peu ému.

– En sortant de son club, il y a une heure.

Agénor n’en entendit pas davantage ; il se précipita au-dehors, monta dans la voiture d’Oscar de Marigny, car il avait renvoyé la sienne, et se fit conduire rue de l’Université. Le docteur Vincent venait de sortir. Agénor trouva son père bouleversé et d’une pâleur extrême. À la vue de son fils, cet homme se raidit contre la douleur physique et chercha à faire trêve aux angoisses qui l’étreignaient depuis quelques minutes.

– Rassure-toi, mon enfant, dit-il, c’est une fracture simple, je serai sur pied dans un mois et je pourrai partir.

– Partir ! dit Agénor étonné.

– Oui, répondit le baron ; je veux faire un grand voyage. Je suis las de Paris…

En même temps, M. de Morlux regardait son fils et sentait remuer ses entrailles paternelles pour un enfant qu’il avait presque abandonné dans sa vie.

– Quel âge as-tu, mon enfant ? dit-il ; tu ne dois pas être loin de ta vingt-sixième année ?

– Dans deux mois, mon père.

– Tu devrais te marier.

Agénor tressaillit :

– Ah ! ma foi, mon père, je ne demande pas mieux. Je suis amoureux.

– Et de qui donc ? fit le père, en essayant de sourire.

– D’une jeune fille, belle, vertueuse, spirituelle…

– Et pauvre ! dit M. de Morlux. Si avec tant de qualités elle avait une dot, ce serait trop beau…

– Hé ! qui sait ? fit Agénor.

– Elle est riche ?

– Non, mais elle peut le devenir.

– Comment cela ?

– C’est une pauvre orpheline dépouillée, et je me suis mis en tête de lui faire rendre la fortune qu’on lui a volée.

M. de Morlux se dressa sur son séant et se sentit pâlir aux derniers mots de son fils.

– Oui, mon père, reprit Agénor. Elles sont deux sœurs, deux jumelles, deux orphelines… Leur mère, la baronne Miller…

À ce nom, M. de Morlux jeta un cri terrible et retomba sans force sur son oreiller, à la grande stupéfaction de son fils.

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