Le manuscrit contenait une seconde lettre de la même écriture. Elle était datée du mois de juillet 1848, et ainsi conçue :
« Mon enfant,
« Le vicomte de Morlux est mort. Je suis veuve. Hélas ! votre père n’est plus, et vous êtes toute seule sur la terre. Mais je veux enfin réparer mes torts et vous rendre votre mère. Hélas ! pas pour longtemps peut-être, car le chagrin a fait de moi une vieille femme avant l’âge ; mais vos frères vous aimeront, les chers enfants !
« Ah ! j’ai le cœur débordant de joie au souvenir de ce qui vient d’arriver. Écoutez.
« Tant que votre père a vécu, j’ai eu de vos nouvelles deux fois par an par l’entremise d’un messager sûr. J’ai pu ainsi assister à votre enfance, à votre jeunesse ; je sais que vous étiez belle.
« Aujourd’hui, je ne sais plus rien, car voici deux années que je n’ai pas reçu de lettre de Vienne, et c’est par les journaux que j’ai appris la mort de mon cher comte Z… Qu’étiez-vous devenue ?
« Dans sa dernière lettre, le comte m’annonçait votre prochain mariage avec un jeune officier autrichien, le baron Miller. Peut-être êtes vous heureuse mère, heureuse femme et ne souhaitez-vous rien en ce monde. Et cependant votre vieille mère ne voudrait pas mourir sans vous voir et vous embrasser. Elle a voulu réparer ses torts ; elle a voulu vous faire une famille. Vous n’êtes plus l’enfant du hasard ; grâce au noble cœur de vos frères, j’ai pu vous adopter.
« Voici ce qui est arrivé :
« Karle, mon fils aîné, est entré un matin dans ma chambre, il y a huit jours, et m’a dit, en se mettant à genoux devant moi :
« – Ma bonne mère, Philippe et moi, nous savons que mon père vous a rendue la plus malheureuse des femmes, et qu’il a, par sa conduite, légitimé, pour ainsi dire, la faute de votre âge mûr. Philippe et moi, nous savons tout. Vous avez une fille. Son père, le comte Z…, était un de ces grands seigneurs hongrois dont la fortune est mince pour ne pas dire nulle. Le comte est mort. Qui sait ? Sa fille est peut-être dans le dénuement le plus complet. Nous sommes riches, nous, et notre fortune peut être divisée en trois. – Voulez-vous, par un moyen détourné, faire asseoir notre sœur à la table de la famille ?
« J’ai jeté un cri de joie et j’ai baisé la main de mon fils.
« – Voilà, m’a-t-il dit, le moyen que je vous propose. Nous allons partir ensemble pour Kissingen ; nous lèverons l’acte de naissance de Sophie, et vous l’adopterez par un acte bien régulier.
« On n’en saura rien à Paris de votre vivant : mais votre fille, notre chère sœur, pourra venir comme une parente vivre sous votre toit, et vous servir de bâton de vieillesse.
« Je suis garçon, Philippe a perdu sa femme et n’a qu’un enfant. Ce secret ne sortira donc point des bornes les plus étroites de la famille.
« Je pars ce soir pour Kissingen avec Karle et Philippe. À mon retour, j’espère vous trouver à Paris. Venez, mon enfant, venez !… »
Là s’arrêtait la première écriture du manuscrit ; il était facile de voir que les deux textes avaient été réunis longtemps après dans le même cahier.
C’était maintenant la baronne Miller qui prenait la plume.
« Le jour où cette deuxième lettre de ma mère m’arriva, je venais d’être cruellement éprouvée. J’étais veuve. Élevée par mon père, le comte Z…, j’avais été amenée à Vienne au moment où j’atteignais ma dix-septième année. Le comte Z… n’était pas riche, en effet, comme l’avait dit mon frère Karle, mais il occupait à la cour un emploi distingué, et il touchait des sommes considérables pour les différentes charges dont il était titulaire.
« Je vivais donc comme une jeune fille riche et élégante, et j’étais de toutes les fêtes. Un colonel des uhlans, le baron Miller, me vit, m’aima et demanda ma main. Six mois après mon mariage, mon père mourut ; mais l’amour de mon mari, que j’adorais, adoucit l’amertume de mes regrets, et bientôt une joie nouvelle vint faire battre mon cœur. Je mis au monde, à la même heure, deux charmantes petites filles ; vous, mes enfants. Vous étiez jumelles. L’une était blonde, l’autre brune. Votre père, le baron Miller, était un des plus riches seigneurs de l’empire autrichien. Il m’avait reconnu en dot deux millions de thalers, un peu plus de huit millions de francs. Hélas ! cette fortune immense devait être la source de tous nos malheurs. Ce mariage, que ma mère ignorait, ses fils, Karle et Philippe de Morlux le savaient. Tandis qu’ils lui disaient, à elle, que j’étais pauvre, sans doute ils savaient que, mes enfants et moi, nous possédions une fortune princière. Et, dès lors, la pensée coupable de s’approprier cette fortune a germé dans leur esprit infernal.
« L’Italie autrichienne venait de se soulever ; Venise se proclamait en république. Le Milanais appelait le roi Charles-Albert comme un libérateur. L’armée autrichienne, dans laquelle commandait votre père, et l’armée piémontaise se rencontrèrent dans les plaines de Novare. Votre père fut tué, vers le soir, quand la bataille était gagnée. Le dernier boulet ennemi fut pour lui.
« Sa mort, qui vous faisait orphelines et qui me rendait veuve, M. Karle de Morlux l’apprit avant moi. Vous comprenez maintenant pourquoi il avait conseillé à ma mère de m’adopter. Si vous mouriez, j’héritais de vous ; si je mourais à mon tour, c’était ma mère qui héritait de moi, en vertu de ce malheureux acte d’adoption auquel j’ai eu la faiblesse de souscrire. Mais soupçonne-t-on jamais le crime ?
« Cette lettre de ma mère qui m’arrivait et me trouvait dans les larmes fut pour moi une consolation suprême. Vous aviez un an, mes chères petites ; vous pouviez supporter les fatigues d’un long voyage. Je sentis s’agiter alors en moi une fibre qui n’avait jamais vibré. Je songeais à ma mère et je partis, vous emmenant en France. Mon frère Karle était venu à ma rencontre jusqu’à Strasbourg. Il me reçut avec effusion, vous couvrit de caresses, et me dit qu’il vous servirait de père. Seulement, en route, il me dit encore :
« – Ma chère sœur, vous savez le mystère qui pèse sur votre naissance. Ce mystère, il est inutile de le révéler à la société parisienne, qui a pour votre mère la plus grande estime et une sorte de vénération. Nous vous avons donc préparé une sorte d’état civil. Vous êtes une nièce de mon père, qui avait marié une de ses sœurs en Allemagne.
« – Je serai ce que vous voudrez, lui dis-je, pourvu que je puisse voir ma mère.
« Nous arrivâmes à Paris. Philippe de Morlux, celui qui portait le titre de baron, m’avait fait préparer un appartement à l’hôtel des Colonies. Ce fut là que je descendis. Une heure après, ma mère arriva. Elle me prit dans ses bras et me couvrit de baisers, en présence de mes frères qui paraissaient attendris. Vous autres, mes pauvres petites, vous fûtes littéralement dévorées de caresses.
« Et je souriais à travers mes larmes, car Dieu qui venait de me prendre votre père me rendait une famille. Pendant une année, je menai une vie presque sauvage. Vous grandissiez, mes enfants, et l’amour de ma mère, l’affection que mes frères paraissaient me témoigner adoucissaient ma douleur, car votre père était toujours vivant au fond de mon cœur. Hélas ! ce bonheur devait être de courte durée.
« J’avais quitté l’hôtel des Colonies pour habiter une vieille demeure où je suis encore, à l’heure où j’écris, mais où vous n’êtes plus, mes chères petites. Un soir, un domestique de mon frère Karle arriva en toute hâte. Ma mère se mourait. De quel mal subit ? je ne sais… Mais elle n’eut que la force de me prendre les mains, de me regarder avec une tendresse épouvantée et de me dire : « Méfiez-vous de vos frères ! » Puis elle expira.
« Le lendemain, j’eus l’explication de ces paroles mystérieuses. Le même domestique qui, la veille, était venu m’annoncer l’agonie de ma mère, se présenta chez moi, et se mit à genoux en me disant :
« – Pardonnez-moi, madame, mais je ne veux pas être plus longtemps l’instrument du crime. Je viens vous faire ma confession. »
– Eh ! eh ! murmura le major Avatar interrompant de nouveau sa lecture, je crois bien que la mort de ta maîtresse n’est pas le seul crime que ces gredins-là ont à se reprocher.
– Continuez, dit Milon qui pleurait à chaudes larmes.