XXVI

Le major Avatar reprit la lecture du manuscrit :

« Je ne comprenais rien [disait la baronne Miller] à l’attitude suppliante de cet homme.

« – Relevez-vous, lui dis-je, et expliquez-vous.

« Il obéit, et continuant à me regarder avec effroi :

« – Vos frères, dit-il, veulent vous tuer.

« – Me tuer ! m’écriai-je.

« – Oui, madame, vous assassiner !

« – Mais pourquoi ? que leur ai-je fait ?

« – Ils veulent s’emparer de votre immense fortune.

« – Mais, m’écriai-je, moi morte, ma fortune est à mes enfants.

« – Ils tueront vos enfants, comme ils ont tué votre mère.

« Je jetai un cri d’horreur.

« – Écoutez, continua cet homme, car le remords m’a pris à la gorge, et je me suis châtié moi-même.

« – Que dites-vous ? m’exclamai-je, saisie d’un nouvel étonnement et d’une nouvelle terreur.

« – Écoutez d’abord ce que je vais vous dire, reprit-il, ne voulant pas s’expliquer davantage sur sa propre situation.

« “Je suis le valet de M. Karle de Morlux ; il m’a sauvé du bagne dans ma jeunesse et, à ce titre, il est devenu mon maître absolu. J’étais son esclave, son bien, sa chose… Sous la menace des galères, où il pouvait m’envoyer d’un seul mot, il a fait de moi l’instrument de tous ses crimes, et je connais tous ses secrets.

« Il s’arrêta un moment et posa, avec un geste de douleur, sa main sur sa poitrine.

« – Qu’avez-vous ? lui dis-je.

« – C’est ma poitrine qui brûle ! répondit-il, mais j’en ai encore pour une heure : j’ai le temps de parler…

« Et il continua d’une voix haletante :

« – M. Karle de Morlux surprit un jour dans le tiroir de sa mère une lettre. Cette lettre était du père de madame la baronne. M. de Morlux le père n’était pas encore mort. Il me la montra et me dit :

« – Dis donc, Baptistin, crois-tu que si je menaçais ma mère de montrer cette lettre à mon père, elle m’avantagerait quelque peu dans son testament ?

« Puis, se ravisant, il me dit :

« – Il faut que je sache ce qui va advenir du mariage projeté pour cette chère sœur que je ne me connaissais pas.

« “Je partis pour l’Allemagne. J’appris votre mariage avec le baron Miller ; je sus qu’il était fabuleusement riche. C’est alors que M. Karle et M. Philippe ourdirent le complot infâme qui vient d’avoir un commencement d’exécution. Ils ont appris la mort du baron Miller. Vous avez une fortune immense ; l’acte d’adoption de votre mère vous reconnaît leur sœur. Si vous mourez et vos enfants aussi, ils héritent.

« – Oh ! m’écriai-je, mes enfants ne mourront pas ! je les couvrirai plutôt de mon corps…

« Il hocha la tête et, pour la seconde fois, il porta la main à sa poitrine.

« – Mais enfin, dis-je vivement, de quoi ma mère est-elle morte ?

« – Ils l’ont empoisonnée.

« – Horreur !

« – C’est moi qui ai versé le poison, puis le remords m’a pris et j’ai achevé la fiole dont j’avais versé la première moitié dans une potion calmante qu’on lui avait ordonnée.

« – Vous vous êtes empoisonné ?

« – Oui, madame, je serai mort dans une heure et je n’irai pas aux galères.

« Puis il fit un pas de retraite :

« – Maintenant vous êtes avertie, madame… je ne veux pas mourir chez vous…

« J’étais anéantie ; je n’eus pas la force de le retenir. Il sortit, et, dès lors, je ne le revis plus. Le lendemain des funérailles de ma malheureuse mère, je quittai Paris, vous emmenant avec moi, mes chères petites. Je voulais retourner dans mon pays. Là, sans doute, je serais à l’abri des tentatives de ces misérables. Je me trompais.

« Entre Heidelberg et Munich – nous voyagions en chaise de poste –, comme nous descendions une côte rapide, bordée de tous côtés par un précipice, les chevaux s’emportèrent.

« Le postillon vida les étriers, sauta lestement sur le bord de la route et les chevaux, n’étant plus guidés, dégringolèrent la côte avec une rapidité vertigineuse. Nous dûmes notre salut à un miracle. La berline ne quitta point la route et les chevaux finirent par s’arrêter au milieu d’un village qui se trouvait au bas de la descente. Il convint qu’on lui avait donné de l’argent pour nous faire périr ; mais il ne put que donner imparfaitement le signalement de ceux qui l’avaient soudoyé.

« Six mois après, à Vienne, où je m’étais réfugiée, comme je vous préparais une tasse de lait, il me sembla que ce lait exhalait une odeur nauséabonde. Je fis venir un médecin. Le médecin constata que l’on y avait mélangé une forte dose d’arsenic. Épouvantée, je quittai Vienne et je vous emmenai en Hongrie dans le vieux château où s’était écoulée ma jeunesse. Une nuit, le château brûla. Comment n’avons-nous pas toutes trois péri dans l’incendie ? La Providence seule le sait.

« Je me dis alors que, si je pouvais revenir à Paris secrètement, sous un faux nom, reprendre possession de ce vieux logis où j’avais vécu près d’un an, je serais en sûreté plus que partout ailleurs, et que mes frères ne me soupçonneraient pas si près d’eux. Je suis donc revenue à Paris. Pendant six ou sept ans, nous avons vécu tranquilles, vous grandissant, mes chères petites, moi me sentant revivre en vous.

« Mais, l’autre jour, une balle a sifflé au-dessus de nos têtes, et j’ai compris que mes frères étaient de nouveau sur nos traces. Alors il a bien fallu nous séparer. J’ai pris tant de précautions pour assurer le mystère de votre retraite et la rendre impénétrable, que je suis tranquille sur vous, mes chers enfants. Moi seule, je reste exposée à l’orage ; mais si ces lignes vous parviennent un jour, c’est qu’avec elles vous arrivera la part d’argent que j’ai pu réaliser sur notre immense fortune territoriale, et que votre avenir sera assuré. »

Là s’arrêtait le manuscrit.

– Les misérables ! murmura Milon.

Le major replaça le manuscrit dans le coffret.

– Maintenant, dit-il, causons.

– Je vous écoute, maître.

– Que veux-tu faire ?

– Mais, dit Milon, retrouver les petites et leur rendre leur argent.

– C’est bien, mais ce n’est pas assez. Qu’est-ce qu’un million pour des filles qui devraient en avoir huit ?

– On les réclamera.

– À qui ?

– À la justice.

Le major se mit à rire :

– Tu es toujours naïf, dit-il. Tu sais bien que la justice et nous nous sommes brouillés.

– C’est vrai ; mais enfin il faut leur faire rendre gorge…

– Je m’en charge, si tu veux marcher carrément.

– Comment cela ?

– Écoute-moi bien. Il y a de par le monde un levier puissant qui s’appelle l’argent. Rien ou presque rien, si ce n’est quelquefois la conscience humaine, ne lui résiste. Avec de l’argent, on remue les hommes, on met en jeu les passions les plus terribles, on prend des villes d’assaut et on transforme un désert en une contrée fertile. Comprends-tu ?

– À peu près, dit Milon.

– Tu as vu ce que j’ai fait, tu devines ce que je peux faire…

– Oh ! certes ! fit le colosse avec admiration.

– Je retrouverai les deux jeunes filles, continua le major avec calme ; je leur rendrai leur fortune, je vengerai la mort de leur mère… Comment ? peu importe ! mais je le ferai !

– Je vous crois, dit Milon.

– Seulement, il faut de l’argent, pour cela ; beaucoup d’argent.

Milon avait dans son ancien compagnon de chaîne Cent dix-sept une foi absolue. Il poussa le coffret devant lui :

– Prenez ce que vous voudrez, dit-il.

– J’ai besoin de cent mille francs, dit le major.

– Prenez, fit Milon.

– Eh bien ! maintenant, dit le major, à l’œuvre ! désormais, tu peux m’appeler Rocambole.

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