La pièce où venait de pénétrer M. de Morlux, si elle ne ressemblait ni aux bureaux d’un négociant, ni au cabinet d’un homme d’affaires, avait quelque vague ressemblance avec ce curieux établissement qu’à Paris on nomme un bureau de placement.
Une table recouverte d’un vieux tapis vert, avec plumes et encre ; deux grands casiers dans lesquels se trouvaient des registres ; quelques chaises de paille ; sur les murs une demi-douzaine de lithographies sans valeur, et dans un coin un coffre-fort, qui sans doute était veuf de tout numéraire : tel était l’ameublement de ce logis de douze pieds carrés. M. de Morlux regarda M. Timoléon et lui dit :
– Vous ne me reconnaissez peut-être pas ?
– Monsieur, répondit M. Timoléon, cela dépend.
– Plaît-il ?
– Voyez-vous, reprit le bizarre personnage, nous autres gens de mystérieuses affaires nous sommes un peu comme certaines personnes équivoques, nous reconnaissons les gens, ou nous les voyons pour la première fois, selon leur bon plaisir.
– Vous pouvez me reconnaître, dit M. de Morlux en souriant.
– Alors, dit M. Timoléon, je vous dirai que vous êtes M. le vicomte Karle de Morlux, et que vous habitez rue de la Pépinière.
– C’est bien cela.
– Que puis-je pour votre service ? demanda M. Timoléon.
– Mon cher monsieur, dit M. de Morlux, je vais vous dire la chose en deux mots. J’ai un frère…
– M. le baron de Morlux, rue de l’Université, dit M. Timoléon.
– Précisément. Et un neveu…
– M. Agénor de Morlux, rue de Surène.
– C’est bien cela. Mon neveu veut se marier.
– Ah ! très bien.
– Et faire un mariage qui ne nous convient pas…
– Et que vous voulez empêcher, n’est-ce pas ?
– Justement. Est-ce possible ?
– Tout est possible, dit froidement M. Timoléon. C’est une question d’argent.
– Alors la question sera tranchée.
– Fort bien. Maintenant causons… qu’est-ce que la personne ?
– Une petite maîtresse de piano qui court le cachet.
– Sage ?
– Tout ce qu’il y a de plus sage.
– Jolie ?
– À croquer.
– A-t-elle des parents ?
– Non ; une vieille maîtresse de pension ruinée qui l’a élevée compose toute sa famille.
Tout en écoutant M. de Morlux, le singulier personnage avait pris une plume et traçait sur le papier des signes hiéroglyphiques. C’était sa manière de prendre des notes dans une langue connue de lui seul.
– Maintenant, dit-il, nous avons deux marches à suivre.
– Voyons la première, fit M. de Morlux.
– Elle est simple comme bonjour, reprit M. Timoléon. On peut attirer la jeune fille dans un piège, la rendre victime de quelque infâme guet-apens, et prouver ensuite à M. Agénor de Morlux qu’il ne saurait épouser une jeune fille devenue indigne de lui.
– Mauvais moyen, dit M. Karle de Morlux impassible.
– Vous trouvez ?
– Oh ! j’en suis sûr. Mon neveu est un garçon chevaleresque. Il est pris par tous les pores, par le cœur, par la tête. Il se croirait obligé de réparer les torts d’autrui.
– Le second moyen, reprit M. Timoléon, est plus difficile, partant plus cher.
– Voyons ?
– On pourrait compromettre si fort la demoiselle que la police s’en mêlerait.
– J’aimerais mieux ça.
– Et l’enverrait provisoirement à Saint-Lazare.
– Provisoirement n’est pas assez, dit M. de Morlux avec calme.
M. Timoléon le regarda fixement, et formula sa pensée par cette question à brûle-pourpoint.
– Vous êtes donc décidé à de bien grands sacrifices ?
– Oui. Combien vous faut-il ?
– Cinquante mille francs, dit M. Timoléon, il y a longtemps que les affaires ne vont plus et je veux me retirer. Si je risque un gros coup, c’est pour avoir du pain sur mes vieux jours.
– Va pour cinquante mille francs ! dit M. de Morlux.
L’agent des affaires mystérieuses resta pensif un moment comme un général qui étudierait sur la carte le terrain où il doit livrer bataille.
– La chose est simple, dit-il enfin, simple et formidable. On attirera la petite dans une maison où il se commettra un vol.
– Bien. Après ?
– Et la police l’arrêtera avec les voleurs, qui n’hésiteront pas à la déclarer leur complice.
– Trouverez-vous des voleurs pour ça ?
– J’ai sous la main deux hommes qui se sont déjà évadés plusieurs fois ; ils craignent d’être repris et pour quelques billets de cent francs, retourneront d’autant plus volontiers au bagne, qu’ils espéreront s’en évader encore avec le même bonheur.
– C’est parfait, dit de Morlux ; mais enfin la jeune fille peut prouver son identité et son innocence.
– Ne m’avez-vous pas dit qu’elle n’a pas de mère ?
– Oui.
– Et elle sort seule ?
– Tous les jours, pour donner ses leçons.
– Je la ferai réclamer par des femmes de mauvaise vie qui lui sauteront au cou et achèveront de la perdre.
M. de Morlux regardait tranquillement M. Timoléon prendre ses notes. Celui-ci lui dit encore.
– Où demeure la jeune fille ?
– Rue d’Anjou-Saint-Honoré.
– Son nom ?
– Antoinette.
– Tout court ?
– Ah ! attendez, dit M. de Morlux ; elle a fait à mon neveu je ne sais quel conte : elle se dit d’une bonne famille, fille d’une baronne… que sais-je !
M. Timoléon regarda son visiteur en clignant de l’œil. Malgré son calme, M. de Morlux se troubla.
– Voyons, dit M. Timoléon, voulez-vous jouer cartes sur table ?
« Si je trouve une famille à Mlle Antoinette, si je prouve clair comme le jour qu’elle est née dans une échoppe, et que sa mère était chiffonnière revendeuse : si, enfin j’anéantis cette identité que vous paraissez redouter…
– Eh bien ? fit M. de Morlux un peu pâle.
– Donnerez-vous cent mille francs ?
Le vicomte fit un haut-le-corps.
– Je n’ai pas encore mis le nez dans vos affaires, dit l’ancien homme de police, mais d’avance je suis sûr que c’est pour rien.
– Soit, dit M. de Morlux.
– Vous pouvez rentrer chez vous, dit M. Timoléon. Demain matin vous aurez de mes nouvelles.
M. de Morlux se leva :
– Ah ! pardon, dit-il, j’oubliais.
– Quoi donc ?
– Avez-vous quelques renseignements sur les bagnes ?
– Je connais tous les forçats : ceux qui sont à la chaîne, ceux qui se sont évadés, et ceux qui ont fini leur temps. Autrefois, quand la police m’employait, je faisais réintégrer au bagne tous ceux qui en sortaient sans la permission de la justice. Aujourd’hui, cela ne me regarde plus, mais j’ai continué, par habitude, à me tenir au courant. Que désirez-vous savoir ?
– Ce qu’est devenu un ancien domestique appelé Milon, condamné pour vol.
M. Timoléon prit un registre dans l’un des casiers et le compulsa.
– Vous intéressez-vous à lui ? demanda-t-il.
– Beaucoup.
– Eh bien ! il s’est évadé.
M. de Morlux pâlit.
– Oh ! oh ! dit M. Timoléon, vous venez de me tromper ; vous ne vous intéressez pas à lui, vous le craignez.
M. de Morlux jugea inutile de nier.
– C’est vrai, dit-il, je le redoute.
– Autant que Mlle Antoinette ?
– Peut-être…
M. Timoléon fronçait le sourcil ; il demeura un moment silencieux. Puis, tout à coup :
– Monsieur, dit-il, Milon s’est évadé il y a six mois, en compagnie d’un homme qui est plus fort que nous. Si vous l’avez contre vous, la partie sera dure à jouer.
– Ah ! fit M. de Morlux.
– Savez-vous quel est cet homme ? On le nomme Rocambole. Ce n’est plus de cent mille francs qu’il s’agit, et si je n’avais envie de faire fortune…
– Eh bien ?
– Je ne risquerais pas la partie ; mais c’est égal, autant jouer le tout pour le tout… et si je bats Rocambole, je serai un rude lapin.
– Quelle somme voulez-vous donc ? demanda M. de Morlux inquiet.
– Je ne sais pas… je ne puis savoir… avec lui on se bat quelquefois à coups de cent mille francs… Et tenez, acheva M. Timoléon, s’il n’y a pas une question de vie ou de mort pour vous…
– Eh bien ?
– Laissez votre neveu épouser Mlle Antoinette.
– C’est impossible ! dit M. de Morlux.
– Alors, dit M. Timoléon, il faut tout me dire, ou je vous puis prédire d’avance que vous serez roulé.
« Ce n’est plus une partie, c’est un duel, et un duel à mort.
M. de Morlux baissa la tête.
– Soit, dit-il ; vous saurez tout.
– À nous deux alors, Rocambole, murmura M. Timoléon, dont le regard étincela.