Le lendemain du jour où M. Agénor de Morlux s’était présenté chez elle et lui avait promis la protection de son père et celle de son oncle pour faire sortir Milon du bagne, la pauvre fille trottinait d’un pas rapide sur le boulevard des Capucines. Elle venait de donner sa dernière leçon et rentrait chez elle. Il était cinq heures et les boulevards allumaient leur guirlande de gaz, les magasins commençaient à étinceler et les passants étaient nombreux sur l’asphalte, car il faisait un temps sec et froid.
Antoinette cheminait comme une fillette dont le cœur commence à babiller tout bas. Elle songeait à Agénor, le beau jeune homme qui allait jouer auprès d’elle le rôle chevaleresque de paladin, et tout en se jurant tout haut qu’elle ne serait jamais sa femme, elle se disait tout bas que, si elle retrouvait sa fortune et qu’il persistât à demander sa main, elle aurait bien de la peine à lui résister.
Et pour la première fois peut-être, la modeste et laborieuse jeune fille, qui se composait une toilette avec un simple ruban au col ou une fleur naturelle dans ses cheveux, s’arrêta à contempler ces magasins splendides du boulevard des Capucines qui font croire à l’étranger que Paris est une ville habitée par des nababs. Le dernier devant lequel elle s’arrêta était dans la maison d’un cercle bien connu de la fashion.
Tout à coup, et comme elle reprenait sa marche en soupirant, la jeune fille jeta un petit cri et sentit ses joues s’empourprer. Un jeune homme sortait du cercle, le cigare à la bouche. Antoinette avait reconnu Agénor. Agénor, lui aussi, reconnut Antoinette, et, jetant vivement son cigare, il courut à elle et se découvrit respectueusement. Antoinette lui rendit son salut avec une dignité affectueuse.
– Oh ! mademoiselle, lui dit vivement Agénor, puisque je vous rencontre, laissez-moi vous dire tout de suite… car depuis ce matin je compte les heures, les minutes qui me séparent encore de ce soir.
– En effet, monsieur, dit Antoinette, je vous ai permis de revenir ce soir.
Elle voulut faire un pas, mais Agénor l’arrêta d’un seul mot :
– Il s’agit de Milon, dit-il.
– Milon ! exclama Antoinette.
Et elle ne songea plus à continuer son chemin.
– Oui, mademoiselle, reprit Agénor avec volubilité, je viens de voir mon oncle. Il a déjà fait des démarches.
– Vraiment ? fit-elle joyeuse.
– Il est allé, je ne sais où… à la préfecture, je crois…
– Et, demanda Antoinette, qu’a-t-il appris ?
– Que le pauvre homme se conduisait très bien au bagne, et qu’il était porté sur le tableau des grâces…
– Ô mon Dieu ! fit Antoinette toute pâle d’espérance.
– Ce qui fait, poursuivit Agénor, qu’il sera très facile d’avancer la clémence du souverain… et alors…
– Vous me rendez folle de joie, monsieur, dit Antoinette avec abandon.
– Oh ! ce n’est pas tout encore, mademoiselle, continua Agénor ; si vous saviez…
– Mais quoi donc ? fit-elle un peu inquiète.
– J’ai vu mon père.
Antoinette, de pâle qu’elle était, devint tout à coup cramoisie.
– Je lui ai parlé de vous… de vos vertus, de mon amour.
– Monsieur !…
– Et mon père m’a dit qu’il comptait vous supplier lui-même, mademoiselle…
– Monsieur… monsieur…
Il osa lui prendre le bout des doigts et acheva d’un accent ému :
– Vous supplier, mademoiselle, de ne pas faire mon malheur éternel…
Antoinette jeta un petit cri et se dégagea vivement.
– À ce soir, monsieur, à ce soir…
Mais comme elle allait reprendre sa course vers la Madeleine, elle poussa un nouveau cri et devint toute pâle :
– Ah ! mon Dieu ! murmura-t-elle.
Le magasin devant lequel elle s’était arrêtée un moment en causant avec Agénor projetait une vive clarté jusque sur le milieu de la chaussée du boulevard.
C’était l’heure où les voitures reviennent du Bois. Dans ce cercle de lumière, un phaéton à deux chevaux s’était arrêté un moment pour prendre la file. Deux hommes s’y trouvaient – un jeune et un vieux. Le jeune conduisait. Le vieux avait la barbe toute blanche et les favoris encore noirs et c’était lui qui avait attiré les regards d’Antoinette.
– Mais qu’avez-vous donc, mademoiselle ? s’écria Agénor.
– Ô mon Dieu !… dit-elle ; non… mes souvenirs d’enfance ne me trompent pas… là… dans ce phaéton à chevaux noirs qui vient de passer…
– Eh bien ! fit Agénor.
– C’est lui !
– Qui… lui ?
– Milon, murmura-t-elle d’une voix éteinte.
Agénor ne perdit pas un temps inutile ; il prit la jeune fille dans ses bras et la porta toute pâmée d’émotion dans son coupé qui stationnait à la porte du cercle. Puis il dit à son cocher :
– Dix louis si tu rattrapes le phaéton qui vient de passer !
Le cocher rendit la main à son cheval, qui partit comme un trait. Antoinette était sans voix, hors d’haleine et comme privée de sentiment. Elle se trouvait dans la voiture d’Agénor, assise à côté de lui, et n’y pensait pas. Le coupé filait comme un rêve à travers les voitures ; mais le phaéton avait de l’avance et il était entraîné par deux vigoureux trotteurs. Cependant le coupé gagnait sur lui.
Mais à la hauteur de la rue de la Chaussée-d’Antin, il y eut un encombrement de voitures. Il fallut s’arrêter. Cependant le cocher avait les yeux fixés sur le phaéton qui était, lui aussi, à cent mètres de distance, arrêté dans sa marche. Puis l’encombrement se dégagea : phaéton et coupé reprirent leur course.
– Oh ! disait Antoinette, il a beau être bien mis, lui qui était un pauvre domestique : on a eu beau me dire, et vous-même tout à l’heure, qu’il était au bagne, je le sens aux battements de mon cœur, c’est lui !
Le coupé gagnait toujours sur le phaéton ; il faillit l’atteindre devant le passage de l’Opéra ; mais alors un de ces lourds omnibus qui descendent la rue de Richelieu et viennent s’arrêter sur le boulevard et jeter la perturbation dans la circulation des voitures, le coupa brusquement, et le phaéton regagna l’avance qu’il avait perdue.
En ce moment aussi passait un fourgon, et l’encombrement se fit de nouveau et dura près de dix minutes à l’entrée du boulevard Montmartre. Quand le coupé se remit en marche, le phaéton avait disparu. Agénor doubla le pourboire promis. Le cocher fouetta le noble cheval de sang comme un percheron vulgaire, le coupé parcourut en quelques minutes la ligne tout entière des boulevards jusqu’à la Bastille… Nulle part on ne revit le phaéton, qui, sans doute, avait tourné quelque rue transversale. Agénor était furieux et Antoinette désolée.
– Oh ! je le retrouverai ! dit Agénor ; soyez tranquille, mademoiselle !…
– Dieu est bon ! murmura Antoinette en pleurant.
Agénor donna l’ordre de tourner bride, et il reconduisit Antoinette chez elle. Et tout en lui parlant de Milon, il lui parla de son amour, et avec tant de chaleur, d’âme et de respect, qu’elle n’osa lui imposer silence.
Seulement, en arrivant à sa porte, elle s’aperçut qu’il était six heures et demie.
– Oh ! monsieur, lui dit-elle avec l’accent de la prière, je vous en prie, ne venez pas ce soir.
– Mademoiselle…
– Je vous le demande avec instance, reprit-elle, lui souriant à travers ses larmes, remettez votre visite à demain.
– Vos désirs sont pour moi des ordres, dit-il en souriant.
Et il descendit pour lui donner la main. Antoinette se laissa serrer le bout des doigts. Puis, tandis qu’Agénor remontait en voiture, elle s’élança comme une biche effarouchée sous la porte cochère de la maison. Antoinette était à demi folle de joie et de douleur en même temps. De joie, car elle était certaine d’avoir reconnu Milon. De douleur, car elle n’avait pu le rejoindre. Elle sauta au cou de Mme Raynaud et lui raconta ce qui venait de lui arriver. La bonne dame répondit :
– Paris est bien vaste, mon enfant ; mais on finit toujours par y retrouver ceux qu’on cherche. Et si celui que tu as vu…
– Oh ! c’est lui.
– Eh bien ! tu le retrouveras…
Antoinette et Mme Raynaud furent interrompues par l’arrivée de la mère Philippe. La concierge apportait une lettre que venait de lui remettre un domestique en livrée. Antoinette reconnut sur l’enveloppe les armes d’Agénor. Cependant l’écriture de la suscription n’était pas celle du jeune homme. Elle ouvrit cette lettre et lut :
« Ma chère enfant… »
Elle courut à la signature…
La signature portait : BARON DE MORLUX.
Alors elle eut un battement de cœur terrible et fut obligée de s’asseoir. C’était le père d’Agénor qui lui écrivait.