La lettre qui portait la signature du baron de Morlux était ainsi conçue :
« Ma chère enfant,
« J’ignorais ce matin jusqu’à votre existence, et ce soir, si le portrait que mon fils a fait de vous est fidèle, je vous connais comme si vous étiez déjà ma fille. Pardonnez-moi de vous écrire à l’insu d’Agénor, et ne refusez pas à un père jaloux du bonheur de son fils, de lui garder le secret sur l’objet et le but de ma lettre.
« Agénor vous aime, et espère assez toucher votre cœur pour obtenir un jour votre main. Je ne suis pas encore un vieillard, et hier, au lieu de vous écrire, je serais allé vous voir. Mais il m’est survenu un grave accident. Je me suis cassé la jambe en sortant de mon club, et me voici pour un grand mois cloué sur un lit de douleur.
« Cependant, mon enfant, je voudrais vous voir, seul à seul, causer avec vous, me rendre bien compte du bonheur qui attend mon fils, vous parler de lui et vous entendre m’en parler. Me refuserez-vous ? Je voudrais que tout cela se fît sans qu’il le sût, au moins pour le moment.
« Je veux, je ne désire qu’une chose au monde, le bonheur de mon enfant ; mais par cela même, il faut que je vous parle de lui, que je vous dise ses qualités et aussi un peu ses défauts, car je le connais plus que vous ne pouvez encore le connaître. Refuserez-vous un moment d’entretien à un père qui voudrait déjà vous nommer sa fille ? Non, n’est-ce pas ? Et malheureusement, il m’est impossible de quitter mon lit. Il me faut donc renverser tous les usages reçus, toutes les convenances de ce monde, et vous prier de venir chez moi…
« Et cela, à une heure où je serai sûr que vous ne rencontrerez pas mon cher Agénor, car le cher enfant est déjà venu trois fois aujourd’hui. La dernière fois, je me suis fait ordonner par mon médecin un repos absolu à partir de huit heures. Il est donc convenu qu’Agénor ne viendra pas ce soir. Si vous ne résistez pas à ma prière, montez à neuf heures dans ma voiture, que vous trouverez stationnant à votre porte, et venez. Je baise avec respect cette jolie petite main que recherche mon fils.
« Baron DE MORLUX. »
– Je perds la tête ! murmura Antoinette en tendant le pli à Mme Raynaud.
Mme Raynaud lut et s’écria :
– Voilà une lettre qui sent son vrai gentilhomme d’une lieue.
– Que dois-je faire, maman ?
– Mais il faut y aller, mon enfant, répondit la vieille institutrice ; ferme-t-on sa porte au nez de la fortune quand elle vient y frapper ?
Antoinette soupira.
– Mais maman, dit-elle, est-ce bien convenable ?
– Le père de l’homme qui veut t’épouser n’est pas un homme.
– J’irai, maman, répondit Antoinette.
Elle se débarrassa de son châle et mit elle-même le couvert pour leur modeste repas. Mais Antoinette était trop agitée, trop bouleversée pour avoir faim. Elle ne mangea pas. Après le dîner, elle fit sa toilette. Huit heures sonnaient. Antoinette n’était pas coquette. Cependant, elle se savait jolie, et, ce soir-là, elle s’étudia à se faire plus séduisante et plus belle que jamais. Elle voulait plaire au père comme elle avait déjà plu au fils.
Sa toilette terminée, il était huit heures et demie. Elle vint s’asseoir au coin du feu auprès de Mme Raynaud.
– C’est singulier, maman, dit-elle, mais je suis toute triste.
– Triste ? fit la vieille dame ; et pourquoi…
– Il me semble qu’il va m’arriver un malheur…
– Folle que tu es !
– J’ai le cœur brisé…
– C’est assez naturel à la veille d’un grand bonheur, mon enfant.
– Mais tu crois donc alors, maman, que M. Agénor m’aime bien sincèrement ?
– Oh ! cela se voit, mon enfant.
– Et qu’il veut m’épouser ?
– Mais sans doute.
– Mon Dieu ! tu as raison de dire que je suis folle… car, enfin, il y a deux jours encore je ne songeais à rien de tout cela…
– Et maintenant ? fit Mme Raynaud, souriante.
– Maintenant, il me semble que rien de tout cela n’arrivera, et que j’étais bien plus heureuse en dépit de mes soucis de chaque jour.
Mme Raynaud prit à deux mains la jolie tête d’Antoinette et mit un baiser sur ses cheveux noirs.
– Va, mon enfant, dit-elle.
Neuf heures allaient sonner. Antoinette se leva en soupirant.
– Tu vas te coucher, toi, maman ? dit-elle toujours émue.
– Non, dit Mme Raynaud. Je t’attendrai. Je suis impatiente de savoir ce que t’aura dit le père de M. Agénor.
Antoinette se jeta au cou de Mme Raynaud une fois encore.
– Ah ! dit-elle, j’ai le cœur de plus en plus serré et il me semble que je te quitte pour toujours.
– Mais va donc, petite sotte ! dit la vieille institutrice.
Antoinette descendit. La lettre tenait sa promesse. À la porte de la maison de la rue d’Anjou, la jeune fille trouva une voiture. C’était ce qu’on appelle un coupé de nuit. Train brun, caisse noire, un seul cheval, harnais à bouclerie enveloppée, cocher à livrée de pluie. Cependant Antoinette hésita un peu. Mais le cocher descendit lestement de son siège et salua en ouvrant la portière.
– Est-ce là, demanda Antoinette, la voiture de M. le baron de Morlux ?
– Oui, mademoiselle.
Antoinette monta. Le cocher referma la portière, regagna son siège et la voiture partit au grand trot.
– Que va-t-il advenir de tout cela ? pensa la jeune fille, qui était oppressée et avait les yeux pleins de larmes.
Le coupé partait. Antoinette était si émue, si bouleversée, qu’elle ne fit pas attention d’abord à la route qu’on lui faisait prendre. Le cheval allait grand train, et, au lieu de gagner la rue Royale, le cocher suivait le faubourg Saint-Honoré. Cependant, Antoinette connaissait assez bien son Paris, depuis le temps qu’elle sortait seule et donnait des leçons.
Tout à coup elle se pencha à la portière, colla son visage à la glace et regarda. Elle vit une église. Il n’y a pourtant pas d’église sur le parcours du trajet de la rue d’Anjou-Saint-Honoré à la rue de l’Université. Elle regarda plus attentivement et reconnut l’église Saint-Philippe-du-Roule. Alors elle tira vivement le cordon de soie blanc qui devait correspondre au petit doigt du cocher.
Mais le cordon lui vint à la main, et le coupé marchait toujours. Alors elle essaya de baisser la glace de devant. Mais la glace ne bougea pas. Elle se rejeta sur celle de gauche, puis sur celle de droite, et ni l’une ni l’autre ne voulurent descendre dans la portière. Antoinette se mit à crier, mais le cocher n’entendit pas et continua son chemin.
En haut du faubourg Saint-Honoré, le coupé prit brusquement à gauche et suivit un de ces nouveaux boulevards qui montent à l’Arc de triomphe, sont à peine bâtis, et par conséquent déserts ou à peu près, dès huit ou neuf heures du soir. Là, l’inquiétude de la jeune fille se changea en terreur. Où la conduisait-on ? Tous ses pressentiments, toutes ses appréhensions lui revinrent ; elle pensa qu’on l’enlevait. Alors elle essaya d’ouvrir la portière et de sauter sur la chaussée, au risque de se casser la tête. Mais la portière était fermée à clé. Antoinette se mit à pousser des cris perçants.
Soudain le coupé s’arrêta. Elle crut que le cocher l’avait entendue ; mais son épouvante redoubla lorsqu’elle vit un homme grimper à côté de lui sur le siège. Puis le coupé se remit en route, passa auprès de l’arc de l’Étoile et prit l’avenue de Saint-Cloud. Antoinette était folle de terreur et n’avait même plus la force de crier. Le coupé s’arrêta une fois encore. La pauvre fille, éperdue, vit une place circulaire presque déserte. En face, une petite église ; à droite, un monument bariolé qui ne ressemblait à rien de connu. Au centre, une fontaine entourée d’un bassin. C’était la place de l’Hippodrome.
L’homme qui était monté sur le siège descendit, ouvrit la portière et entra brusquement dans le coupé. Antoinette jeta un nouveau cri, suivi de l’exclamation répétée.
– Au secours ! au secours !
Mais l’homme la prit à la gorge, et en même temps il lui appuya la pointe d’un couteau sur la poitrine en lui disant :
– Ma petite, taisons-nous ! Il y va de la vie pour vous. Si vous criez, je vous tue !
Antoinette jeta un dernier cri et ferma les yeux. Le coupé continua à rouler dans l’avenue.