On eût dit la cour des Miracles qui, après un sommeil de trois siècles, s’éveillait tout à coup dans un coin du Paris moderne. Il y avait là une douzaine d’hommes et de femmes qui semblaient sortir tout armés du cerveau de quelque conteur fantastique, à la manière de l’Allemand Hoffmann. Une table était au milieu, et sur cette table un broc de vin. Tout à l’entour, hommes et femmes riaient et chantaient, déjà dominés par l’ivresse. Les hommes étaient jeunes pour la plupart. Un seul avait des cheveux blancs sur son ignoble visage. Tous portaient des costumes d’un pittoresque hideux. Les hommes avaient des blouses ou des habits achetés sur le carreau du Temple ; les femmes affectaient ce luxe horrible qui sent la misère. Elles avaient des robes de soie maculées de taches immondes, et les pieds nus. Quelques-unes manquaient de linge. Une, la plus jeune, remarquablement jolie encore, mais les traits fatigués par la débauche, s’était assise sur les genoux de l’un des buveurs, et chantait un refrain obscène.
Quand Antoinette parut, défaillante et pâle, sur le seuil de cet infect bouge, ce fut une explosion de rires moqueurs et d’applaudissements frénétiques.
– Bravo ! bravo ! dirent les hommes, Polyte est un fier homme, tout de même !
– On ne sait pas où il va chercher ses largues, dit une femme.
– Il me semble que j’ai déjà vu cette figure quelque part, ajouta une autre.
Antoinette hésitait à entrer. Polyte la poussa et lui dit à l’oreille :
– Mais songez donc à M. Agénor !
La jeune fille fit quelques pas et s’arrêta de nouveau toute tremblante au milieu de la pièce. La vieille lui dit :
– Faut pas avoir comme ça l’air fier avec nous, ma petite ; la fierté, c’est des bêtises.
– De quoi ! ricana une autre femme, madame est peut-être bien, après tout, une demoiselle du grand monde.
On se mit à rire.
– Hé ! vous autres, dit Polyte, si vous manquez de respect à ma largue, vous allez voir !
– Tu as raison, mon garçon, fit la vieille qui posa sa chandelle sur la table, chacun son bien.
Puis, s’adressant à Antoinette :
– Allons, ma petite, le grand air donne de l’appétit. Mettez-vous à table !…
– Je n’ai pas faim, balbutia Antoinette.
Les voleurs se mirent à rire de nouveau, et la jolie fille, qui était jalouse de la beauté d’Antoinette, s’écria :
– Faut croire que madame a coutume de souper au café Anglais et de boire du champagne !
Polyte ôta sa redingote, retroussa ses manches et vint se mettre à table :
– Faites bien attention, vous autres, à ce que je vais vous dire, fit-il. Cette jeune fille est ici pour affaires ; si quelqu’un de vous la touche…
– C’est bon ! dit le vieux voleur… je connais, tu as un petit coup de poing.
– Et de pied, donc, fit Polyte.
Il y avait, entre la table et la porte… une chaise boiteuse sur laquelle Antoinette, brisée d’émotions, se laissa tomber. Un des voleurs se leva de table et dit :
– Tu as un joli coup de poing et un beau coup de savate, Polyte, mais ça m’est égal !…
Et il fit un pas vers Antoinette. La femme qui, tout à l’heure, avait apostrophé Antoinette, s’écria :
– Fanfan, si tu n’embrasses pas madame, c’est que tu n’auras pas de cœur.
Fanfan, c’était le surnom du voleur, encouragé par cette apostrophe, fit un pas encore vers Antoinette. Mais la jeune fille se leva, et elle eut en ce moment une attitude si fière que le voleur hésita. Polyte s’était levé à son tour et vociférait :
– Si tu y touches, je te casse la figure d’un coup de pied !
– C’est ce qu’il faut voir, dit la jeune fille, qui avait quitté les genoux du voleur sur lequel elle s’était assise. Aussi vrai que je m’appelle la belle Marton, si tu n’embrasses pas la petite, mon Fanfan, je te tiens pour un propre à rien.
Le voleur hésitait toujours. Il avait moins peur de la menace de Polyte que du regard étincelant et fier d’Antoinette. La jeune fille avait compris qu’elle ne devait attendre son salut que de sa propre énergie. Elle étendit la main vers la table, y prit un couteau et dit à Fanfan :
– Si vous faites un pas encore, je me tue.
Elle appuya la pointe du couteau sur sa poitrine, et son regard était si résolu, que le voleur à cheveux blancs, qui était sans doute dans le secret de la présence d’Antoinette dans ce bouge, et paraissait être le chef de la bande, s’écria :
– Arrière, Fanfan, pas de bêtises ! ce n’est pas à Polyte que tu aurais affaire, c’est à moi !…
Fanfan ne bougea pas.
– Papa, dit la belle Marton au vieux voleur, vous êtes drôle tout de même, vous n’entendez rien à la plaisanterie.
– Mêle-toi de ce qui te regarde, toi, dit le vieillard avec humeur.
Fanfan alla se rasseoir. Antoinette laissa échapper le couteau et fondit en larmes. La vieille, qui semblait être la logeuse en garni et que les voleurs appelaient la Mère, dit alors :
– Mes agneaux, vous n’entendez rien aux affaires. Fanfan est une brute, toujours ivre. La belle Marton est jalouse de toutes les femmes, et si on vous laissait faire vous finiriez, avec votre train, par nous amener la rousse.
« Polyte ne cherche querelle à personne, et, s’il a une jolie largue, tant mieux pour lui !
– Elle s’est affalée tout de même ! grommela Fanfan, qui se versa à boire pour cacher sa confusion.
La belle Marton jeta sur la malheureuse Antoinette un regard de haine qui voulait dire clairement :
– Nous nous retrouverons plus tard !
L’orage calmé, Polyte s’approcha d’Antoinette et lui dit à l’oreille :
– Tous ces gens-là, ça crie beaucoup, et ça fait plus de bruit que de besogne. Mais il faut pas vous effrayer, le vieux et moi nous vous défendrions au besoin. D’ailleurs, M. Agénor va venir pour sûr vous chercher lui-même.
À ce nom, Antoinette, qui pleurait toujours, releva la tête et regarda Polyte.
– Dites-vous vrai ? fit-elle.
– Tiens, répondit Polyte, pourquoi donc vous mentirais-je ? et qu’est-ce que vous voulez que nous fassions de vous ? Nous aimons mieux les dix mille balles de M. Agénor. Ces dames et ces messieurs, ajouta-t-il plus bas encore, ont l’air de croire que vous avez des bontés pour moi, mais qu’est-ce que ça vous fait ? sortie d’ici vous ne les reverrez jamais.
Antoinette ne répondit pas ; il lui semblait qu’elle faisait un rêve atroce, et que bientôt elle allait s’éveiller. Polyte s’était approché du vieux voleur qu’on appelait dans la bande le Capitaine.
– As-tu serré le fade ? demanda ce dernier.
Ce qui voulait dire : As-tu caché l’argent ?
– Oui, mais le vieux n’a pas tout aboulé, dit Polyte. Il a donné cinq chiffres, et nous aurons le reste quand la gonzesse sera à l’ombre. Ce qui pouvait se traduire ainsi :
– Nous avons touché cinq cents francs. Nous n’aurons le reste que lorsque la jeune fille sera mise en prison.
Puis Polyte dit encore :
– Nous allons tous être paumés. Le père Timoléon nous l’a dit. Qui m’a vu entrer ici ?
– La vieille d’abord.
– Et puis ?
– Et Madeleine la Chicotte.
– Fanfan ne sait rien ?
– Non, ni la belle Marton non plus. Mais celle-là, elle n’innocentera pas la petite, au contraire.
Comme ils parlaient ainsi, la vieille, qui était descendue, remonta précipitamment.
– Mes enfants, dit-elle, je crois bien que voilà la rousse.
– Faut souffler la chandelle, dit Marton.
– Et nous esbigner, dit Fanfan.
– Silence ! dit le capitaine, c’est-à-dire le voleur aux cheveux blancs.
On frappait à la porte. La belle Marton souffla la chandelle.
– Silence ! répéta tout bas le capitaine.
On frappa plus fort. Alors Antoinette, frémissante, pensa que c’était la police qui venait arrêter tous les voleurs et ces cruelles femmes… La police qui allait la prendre sous sa protection, elle Antoinette, et sauver dix mille francs à M. Agénor. Le capitaine alla entrouvrir une fenêtre et murmura :
– La maison est entourée de sergents de ville ; nous sommes pincés, mes amours.
– Alors, dit la belle Marton, faut que je dévisage le largue du beau Polyte.
Et elle se rua sur Antoinette, au milieu de l’obscurité…