Heureusement pour Antoinette que Polyte avait entendu la menace de la belle Marton. Il s’était placé devant la jeune fille, et quand, prenant son élan, la belle Marton se jeta sur elle, elle rencontra le bras robuste de Polyte qui la terrassa. La belle Marton jeta un cri.
En même temps, un sauve-qui-peut général se fit entendre… mais personne n’eut le temps de sortir. La porte d’en bas avait été enfoncée, et une forte cohorte de sergents de ville, armés de lanternes, fit irruption dans la maison et pénétra dans la salle où les voleurs étaient réunis. Antoinette jeta un cri de délivrance.
Elle se précipita vers le brigadier des sergents de ville, qui entra le premier, et lui dit, en joignant les mains :
– Sauvez-moi ! sauvez-moi !
Les hommes de police avaient fermé la porte ; et, tandis que le brigadier regardait Antoinette avec étonnement, l’un d’eux s’était bravement jeté sur le Capitaine et l’avait pris à la gorge. La mise décente d’Antoinette, son air honnête, ses pleurs frappèrent le brigadier.
– Qui êtes-vous, et que voulez-vous ? lui dit-il.
– Je suis la prisonnière de ces gens-là, répondit Antoinette.
– Un moment, dit le brigadier ; vous vous expliquerez tout à l’heure. J’ai un mandat de dépôt pour tous les gens que je trouverai ici.
– Mes enfants, disait le vieux voleur surnommé Capitaine, pas de résistance : nous sommes paumés. On s’expliquera chez le commissaire.
Les voleurs surpris se défendent rarement. Ils savent bien que toute résistance est inutile et ne saurait qu’aggraver leur position.
– Sauvez-moi ! répétait Antoinette.
Le brigadier la regardait, de plus en plus étonné.
– Voyons, ma petite, dit-il, vous pensez bien qu’en vous trouvant ici, je ne puis pas, à première vue, vous prendre pour une demoiselle de bonne famille. Il faut m’expliquer votre présence parmi ces voleurs et ces femmes.
Polyte, le capitaine, Madeleine, la Chicotte et la vieille, celle qu’on appelait la mère des voleurs, qui tous les quatre étaient dans le secret, se taisaient prudemment. Les agents de police, non moins étonnés que le brigadier, regardaient Antoinette avec curiosité.
– Quelle est cette jeune fille ? demanda le brigadier au Capitaine.
– Je ne la connais pas, dit le vieux voleur, qui parut échanger un regard d’intelligence avec Polyte.
Ce regard perfide n’échappa point au brigadier.
– Moi non plus, dit la vieille, je ne connais pas madame, et je la vois ici pour la première fois.
– Monsieur, dit Antoinette en joignant les mains, je m’appelle Antoinette Miller, je suis maîtresse de piano, je demeure rue d’Anjou-Saint-Honoré, 19, où j’ai été enlevée et conduite ici.
– Oh ! c’te blague ! fit la belle Marton ; c’est la largue à Polyte.
Polyte s’approcha d’Antoinette, et murmura :
– Si tu sais jouer du chiffon rouge, le cigogne barbotera.
– Mais que disent-ils ? s’écria Antoinette éperdue.
Polyte reprit la parole et dit :
– Ce que dit cette jeune fille est vrai.
– Ah ! vous voyez bien ! s’écria Antoinette.
Madeleine la Chivotte regarda la vieille en riant :
– La princesse est une fière largue ! dit-elle. Elle nous enfoncerait tous… Le quart-d’œil est capable de n’y voir que du feu.
Ces mots arrivèrent encore à l’oreille du brigadier indécis.
– Oui, reprit Polyte, c’est la pure vérité, j’ai enlevé mademoiselle.
– Pourquoi ?
– Mais parce que j’en étais amoureux, donc ! répondit Polyte.
Antoinette tordait ses mains de désespoir, car elle voyait bien que l’incrédulité gagnait le brigadier.
– Voyons ! dit celui-ci, il faut me prouver plus clairement que cela que vous n’êtes pas de la bande.
– Mais, monsieur, regardez-moi… Je ne connais personne de ces gens-là… et je vous le jure sur les cendres de ma mère que je vous dis la vérité !
Et Antoinette pleurait toujours.
– Elle enfoncera le quart-d’œil, c’est sûr ! dit tout bas la mère des voleurs.
Polyte et le Capitaine faisaient à la jeune fille des signes d’intelligence qu’elle ne comprenait pas et qui achevaient de la perdre. Ce fut la belle Marton qui lui porta le dernier coup, bien qu’elle ne fût pas dans la confidence des projets de Polyte et du Capitaine.
– Monsieur le brigadier, dit-elle, faut pas vous laisser toucher comme ça, voyez-vous ! C’est la largue à Polyte et elle est des amis comme nous.
Entre eux, les voleurs se désignent sous le nom d’amis.
– Allons ! dit le brigadier, nous verrons tout ça chez le commissaire… En route !
– Oh ! monsieur ! s’écria Antoinette avec désespoir, vous ne me croyez donc pas ?
Le brigadier secoua la tête. La malheureuse jeune fille jeta un regard suppliant sur Polyte.
– Mais vous, dit-elle, vous qui savez la vérité, ne la direz-vous pas ?
– Mais je ne fais que ça, dit Polyte. Et c’est la vérité pure, monsieur le brigadier, que mademoiselle est maîtresse de piano, qu’elle demeure rue Saint-Honoré.
– Rue d’Anjou !… exclama Antoinette.
– Oui, c’est bien ce que je veux dire, reprit Polyte ; d’Anjou-Saint-Honoré, quoi !
– Ce n’est pas la même chose, dit le brigadier.
Et il fit signe à ses agents, qui avaient déjà mis les poucettes aux hommes et attachaient les mains aux femmes. Quand l’un d’eux s’approcha d’Antoinette pour lui faire subir la même opération, elle jeta un tel cri de honte et d’indignation que la conviction du brigadier fut ébranlée une fois encore.
– C’est bon, dit-il, venez avec moi… et donnez-moi le bras. Il faut espérer que tout s’expliquera chez le commissaire.
L’espoir revint au cœur d’Antoinette. Le brigadier la prit sous le bras et sortit le dernier avec elle de ce repaire où il venait d’opérer sa razzia. Antoinette pleurait toujours, mais le grand air la soulagea. Il lui sembla qu’elle sortait d’un long cauchemar quand elle vit le ciel parsemé d’étoiles. Les voleurs causaient entre eux, pendant le trajet. L’hypocrite Capitaine disait :
– Il faut, les enfants, qu’il y ait un mouton parmi nous. Nous avons été vendus.
– C’est bien possible, disait la mère, qui se désolait.
– Moi, dit Polyte, je n’étais pas de l’affaire de la vieille dame, à Chaillot.
Il faisait allusion à un vol récemment commis.
– Par conséquent, reprit-il, j’en aurai pour six mois. Tout ce que je demande, c’est que la petite s’en tire.
– Tu as tort, Polyte, dit la mère des voleurs. Laisse-la donc mettre à l’ombre. Tu la retrouveras sage en sortant.
– Vous avez peut-être raison, la mère.
– Et puis, dit Fanfan qui, lui, croyait sincèrement qu’Antoinette était la complice de Polyte, ça vaut toujours mieux. Quand on est là-bas et qu’on a le cœur pris, au moins on est tranquille.
Pour les agents qui entendaient cette conversation, il était évident qu’on parlait d’Antoinette. Polyte reprit :
– Mais si elle peut enfoncer le quart-d’œil, c’est pas moi qui l’en empêcherai.
– Et quand tu sortiras, dit la belle Marton, tu la trouveras avec un ami…
– Oh ! si je le savais ! murmura Polyte, qui sut donner à sa voix l’accent passionné de la jalousie.
– Moi, dit le Capitaine, je suis sûr de mon affaire ; on me renverra à Toulon.
– Qu’est-ce que ça vous fait, papa ? dit la belle Marton. Vous savez bien qu’on en revient…
– Et quand on veut, encore, répliqua le vieux voleur, qui regarda Polyte en riant.
Pendant qu’ils causaient ainsi, achevant de perdre Antoinette dans l’esprit des sergents de ville, les voleurs avaient fait du chemin et venaient d’entrer dans la rue de Chaillot, où se trouvait le bureau du quart-d’œil. C’est le nom que les voleurs donnent au commissaire de police. Pendant ce temps aussi, Antoinette, qui marchait derrière eux, avait conté son histoire au brigadier, et le brigadier commençait à la croire. Les sergents de ville firent halte à la porte du commissariat.
– Vous serez interrogée la dernière, dit le brigadier à Antoinette.
Et il la fit entrer dans la petite pièce où se tient le secrétaire du commissaire de police, afin de la séparer des voleurs.