XXXIV

L’arrestation de cette bande de voleurs, dont le Capitaine, forçat en rupture de ban, était le chef, avait été opérée sur les indications de l’un d’eux, qui était tout simplement un compère de Timoléon, le mystérieux agent d’affaires de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois. La police avait donc été prévenue dans la journée, et le commissaire, au lieu de rentrer chez lui, attendait à son bureau. Comme le mouton – c’est ainsi qu’on désigne les traîtres – avait donné des renseignements très détaillés, le commissaire avait par avance les dossiers de chacun d’eux. Aussi l’interrogatoire fut court. Chacun des inculpés avait à son compte des charges suffisantes pour qu’il n’y eût aucune hésitation possible.

Antoinette avait converti à sa cause le secrétaire, comme elle avait déjà gagné le brigadier. Ses larmes, sa beauté, sa mise décente contrastaient si bien avec les oripeaux et les haillons de ceux en compagnie desquels elle avait été trouvée, qu’on était facilement amené à croire qu’elle était la victime de quelque complot machiavélique. Cependant, si le brigadier et le secrétaire du commissariat penchaient pour Antoinette, plusieurs agents qui avaient entendu la conversation de Polyte, du Capitaine et de la mère des voleurs, soutenaient que la jeune fille devait être une voleuse émérite habile à prendre tous les travestissements et toutes les attitudes. Le commissaire, avant d’interroger Antoinette, avait écouté les deux opinions.

– Mademoiselle, lui dit-il, vous vous appelez, dites-vous, Antoinette Miller ?

– Oui, monsieur.

– Et vous prétendez demeurer rue d’Anjou-Saint-Honoré ?

– Oui, monsieur.

– Comment êtes-vous sortie de chez vous ?

– Sur une lettre de M. le baron de Morlux.

Ce nom produisit quelque sensation parmi les personnes qui se trouvaient dans le commissariat.

– Vous connaissez donc le baron de Morlux ?

– Non, dit Antoinette, mais je connais son fils.

Elle raconta alors ses relations avec Agénor, les projets de ce dernier et elle finit par avouer que M. le baron de Morlux lui avait écrit pour lui demander de le venir voir.

– Où demeure M. de Morlux ? demanda le commissaire.

– Rue de l’Université.

– Et, dit le magistrat, selon vous, son cocher se serait rendu complice de votre enlèvement ?

– Oui, monsieur, répondit Antoinette.

Elle fit plus, elle lui raconta ce que lui avait dit Polyte touchant Agénor.

Polyte subit un second interrogatoire en présence d’Antoinette. Il nia avoir parlé d’Agénor, mais il prétendit que depuis plusieurs jours il suivait Antoinette, il lui faisait la cour, et qu’elle n’avait point été enlevée, mais qu’elle l’avait suivi de bonne volonté.

– Oh ! s’écria Antoinette indignée, cet homme ment !

– Ainsi, dit le commissaire ébranlé, lui aussi, dans sa conviction, vous prétendez que vous connaissez M. Agénor de Morlux ?

– Oui, monsieur, dit Antoinette.

– Où demeure-t-il ?

– Rue de Surène.

Le commissaire appela son secrétaire et lui dit :

– Allez rue de Surène : il est deux heures du matin et M. de Morlux doit être rentré chez lui. Faites-le éveiller et dites-lui qu’une jeune fille qui prétend s’appeler Antoinette Miller a été arrêtée au milieu d’une bande de voleurs, qu’elle se réclame de lui et que je vais être obligé de la faire conduire au dépôt.

Antoinette jeta un cri d’épouvante à ce mot de dépôt ; mais quand elle vit paraître le secrétaire qui lui avait déjà témoigné de la sympathie, elle se crut sauvée.

Polyte était fort tranquille et disait :

– Après ça, il est bien possible, j’en suis même certain, que mademoiselle connaît ce M. Agénor de Morlux. C’est un joli garçon, un bon cocodès, et qui est fort riche.

– Ah ! s’écria Antoinette indignée, cet homme infâme ?

– Ma chérie, dit Polyte avec une familiarité repoussante, on veut te faire la main et tu cannes, ce n’est pas bien.

Antoinette se laissa tomber sur un banc, accablée de honte et de douleur. Le commissaire était pourtant un homme perspicace et habitué à toutes les ruses des gens qu’il avait mission de traquer, mais le réseau des ténèbres qui enveloppait l’identité d’Antoinette était si compliqué, le disque des calomnies dont on l’entourait était si bien ourdi que c’était à n’y plus rien comprendre. Dans la pièce voisine, dont la porte était demeurée ouverte, et où les voleurs attendaient le panier à salade, c’est-à-dire la voiture cellulaire, qui devait les conduire au dépôt, Madeleine la Chivotte dit à la belle Marton :

– Nous sommes toutes des débutantes auprès de la Madone.

– Ah ! on l’appelle la Madone !

– Oui, et Polyte a fait une belle affaire, va, il n’y a qu’elle pour s’introduire dans les maisons tantôt comme ouvrière en lingerie, tantôt comme dentellière. Elle vous prend l’empreinte des serrures que c’est un beurre !

– C’est drôle, répondit la belle Marton, je ne l’avais jamais vue.

– Non, auparavant elle était avec un ami qu’on appelle le Grand-Lièvre.

Le commissaire écoutait tout cela. Antoinette, qui ne pouvait supposer qu’on parlât d’elle, reprenait un peu de calme et se disait qu’Agénor allait venir. Madeleine la Chivotte continua :

– C’est la fille à la Marlotte, tu sais ? la marchande à la toilette de la rue des Prouvaires.

– Ah ! dit la belle Marton, elle est pourtant joliment laide, la Marlotte !

– Oui, mais on dit qu’elle a été jolie…

Antoinette ne comprenait rien à cette conversation, et l’écoutait tout en songeant à Agénor. Enfin le secrétaire revint, mais il était seul…

– M. Agénor de Morlux, dit-il, est parti hier soir par le train de huit heures pour la Bretagne. Le concierge de la maison qu’il habite a porté ses malles au chemin de fer.

– Ah ! murmura Antoinette atterrée, je suis perdue !

– Voyons ! dit le commissaire, si vous n’avez pas d’autre moyen de prouver ce que vous avancez, je vais être obligé de vous faire conduire au dépôt.

– Mais, monsieur, dit Antoinette affolée, pourquoi ne me faites-vous pas reconduire rue d’Anjou ? Les portiers me reconnaîtraient…

Elle avait mis dans ces derniers mots un tel accent que le commissaire, ébranlé de nouveau, allait céder. Mais, en ce moment, on entendit des cris à la porte, et une femme entra comme un boulet de canon dans le bureau du commissaire, en disant :

– Ma fille ! où est ma fille ?

Cette femme était une affreuse maritorne, vêtue de haillons, ayant les pieds nus dans ses galoches et un bonnet sale sur sa chevelure grise en désordre. Elle courut à Antoinette, glacée de stupeur, la prit dans ses bras, s’écria :

– Ah ! je te retrouve enfin !

Cette fois, l’énergie d’Antoinette était à bout. Elle n’eut même pas la force de se défendre des hideux embrassements de la vieille femme, elle jeta un dernier cri et ferma les yeux. La maritorne se tourna alors vers Polyte et le menaça du poing.

– Ah ! misérable ! dit-elle, c’est pourtant toi qui as débauché mon enfant… qui était sage comme une demoiselle avant de te connaître !

– Vous fâchez pas, maman ! dit Polyte avec effronterie.

Le commissaire était stupéfait.

– Qui êtes-vous ? dit-il à la vieille femme.

– Monsieur, répondit-elle, je m’appelle la mère Botin, autrement dit la Marlotte. Je suis établie marchande à la toilette rue des Prouvaires. Voilà ma patente.

Et elle mit sous les yeux du commissaire un papier graisseux qui portait l’estampille de la préfecture de police. Cette pièce suffisait à constater l’identité de la Marlotte, et en même temps elle faisait s’évanouir l’intérêt momentané que le commissaire avait porté à Antoinette. La Marlotte continuait à embrasser sa prétendue fille.

– Rendez-la-moi, monsieur le commissaire, disait-elle en paraissant étouffer des sanglots, et je vous jure qu’elle sera sage et que j’en aurai bien soin, et qu’elle n’aura plus de mauvaises fréquentations.

Antoinette, accablée de douleur, fondait en larmes, et essayait vainement de repousser l’horrible femme.

– Il m’est impossible, pour le moment du moins, répondit le commissaire, de vous rendre votre fille. La ténacité qu’elle a mise à nier son identité, son obstination à se dire Antoinette Miller me prouvent qu’elle avait de graves motifs pour tromper la justice.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! geignit la Marlotte.

Un bruit de roues, de chevaux et de claquements de fouet se fit entendre dans la rue. C’était le panier à salade qui arrivait.

– Au dépôt, dit le commissaire.

Et dès lors il cessa de s’intéresser à la malheureuse Antoinette.

– Je suis perdue, murmura celle-ci, folle de douleur.

– Va, ma pauvre fille, dit hypocritement la Marlotte, j’irai te réclamer à la correctionnelle et il faudra bien qu’on rende une fille à sa mère.

Quelques instants après, malgré ses larmes, malgré ses protestations d’innocence, Antoinette, la sage et vertueuse jeune fille, était conduite au dépôt de la préfecture de police, pêle-mêle avec les voleurs.

Tome II
SAINT-LAZARE, L’AUBERGE MAUDITE, LA MAISON DE FOUS

Le Petit Journal – 31 octobre 1865 au 10 juin 1866
223 épisodes

E. Dentu Les Nouveaux Drames de Paris
La Résurrection de Rocambole (5 volumes) 1866

(cf mémento bibliographique )

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