IX

La comtesse Artoff s’était levée de bonne heure ce jour-là. Néanmoins, elle fut assez étonnée de voir, en ouvrant sa fenêtre, la comtesse Vasilika tout habillée et se promenant dans le jardin. Au bruit que fit la fenêtre en s’ouvrant, Vasilika se retourna et salua Baccarat de son plus suave sourire. Puis elle s’approcha tout près, de façon à pouvoir causer.

– Et votre malaise d’hier, comtesse ? lui dit Baccarat.

– Dissipé complètement, chère belle. La migraine s’en va comme elle vient, vous savez.

– C’est assez vrai, cela !

– Aussi me suis-je levée de bonne heure ce matin, et vais-je me dédommager un peu en montant à cheval.

– Ah ! fort bien.

Baccarat remarqua seulement alors que Vasilika tenait rassemblée dans sa main gauche la longue jupe d’une amazone. Elle descendit au jardin et tendit sa main à Vasilika. Qui eût vu ces deux femmes se promenant au bras l’une de l’autre, parlant de ces mille riens qui sont constamment le fond de la causerie des femmes, eût été loin de penser qu’elles étaient ennemies. Jamais Baccarat n’avait été plus simplement expansive ; jamais la belle Russe n’avait eu plus de charmes félins dans sa démarche, plus de caresses dans la voix et de sourires sur les lèvres.

– Eh bien ! dit-elle à Baccarat, qu’avez-vous fait du fameux major Avatar hier soir ?

– Mais il a pris une tasse de thé et s’est retiré.

– Ainsi vous ne croyez pas à Rocambole ?

Baccarat eut un rire si franc, si net, que la comtesse Vasilika fut légèrement ébranlée dans sa conviction.

– Mais, ma chère belle, reprit Baccarat, comment voulez-vous que je ne reconnaisse pas un homme que j’ai fait marquer ?

– Mais il y a dix ans de cela.

– Si Rocambole se trouvait sur mon chemin dans dix autres années, je le reconnaîtrais.

– Vraiment ? fit la comtesse pensive. Baccarat ajouta :

– Ce pauvre officier russe doit être la victime de quelqu’une de ces machinations infernales que sait si bien ourdir la police de Moscou et de Pétersbourg. Mais je l’ai pris sous ma protection.

– Que pourrez-vous donc faire pour lui ?

– Mais, ma chère, je suis russe par mon mariage et vous savez bien que le comte Artoff, mon mari, a une grande influence à l’ambassade.

– Je le sais.

– Je suis française aussi. Mon salon est très fréquenté, et beaucoup de gens de notre monde savent que j’ai autrefois vu, comme je vous vois, ce bandit célèbre qu’on appelait Rocambole.

– Eh bien ?

– Quand j’aurai invité le major Avatar à dîner, personne à Paris ne songera plus à faire confusion.

– Tant mieux pour lui, dit la comtesse Vasilika qui ne put dissimuler un geste de dépit.

Tout en causant elles avaient quitté le jardin et passé sous la voûte de l’hôtel qui conduisait à la cour d’honneur. Un domestique russe, de la suite de Vasilika, tenait en main deux chevaux – un robuste poney pour lui, une admirable bête de pur sang pour sa maîtresse.

– Au revoir, comtesse, dit Vasilika.

Elle tendit la main à Baccarat et se mit lestement en selle, effleurant à peine de son petit pied le genou plié de son domestique. Baccarat la suivit des yeux jusqu’à ce que la porte cochère de l’hôtel se fût refermée. Puis elle rentra chez elle, s’assit devant une table et se mit à compulser le volumineux dossier que lui avait remis, la veille, Rocambole. Elle se livrait avec une sorte d’ardeur fiévreuse à cette besogne, lorsque son valet de chambre entrouvrit la porte du boudoir.

– Madame la comtesse, dit-il, peut-elle recevoir le major Avatar ?

– Oui, dit Baccarat.

Peu après Rocambole entra.

– Madame, dit-il, savez-vous ce qui s’est passé cette nuit ? Elle le regarda étonnée.

– Madame la comtesse Wasserenoff est sortie, à deux heures du matin.

– De l’hôtel ?

– Oui, sous les habits de sa femme de chambre.

– Dans quel but ?

– Un de mes hommes, un nommé Noël, déguisé en chiffonnier, et que j’avais chargé de veiller sur l’hôtel de Morlux, l’a rencontrée.

– Où allait-elle ?

– Chez M. de Morlux. Elle y est restée plus d’une heure.

– C’est étrange, murmura Baccarat.

Puis elle sonna et dit au valet qui se présenta :

– Qu’on fasse monter le suisse.

Le suisse arriva ; interrogé il répondit que, en effet, au milieu de la nuit, on lui avait demandé le cordon. Il avait passé sa tête à son carreau et cru reconnaître la Géorgienne de la comtesse Wasserenoff. Baccarat le congédia. Puis elle regarda Rocambole.

– Est-ce tout ? dit-elle.

– Non, répondit-il.

– Qu’est-ce encore ?

– La comtesse est sortie d’ici il y a une heure.

– Oui, à cheval, suivie par un domestique.

– Elle est allée jusqu’aux Champs-Élysées. Là, à la hauteur de la rue de Chaillot, attendait une voiture.

– Celle de M. de Morlux, sans doute ?

– Précisément. M. de Morlux y était. La comtesse a mis pied à terre, confié son cheval à un moujik et elle est montée en voiture. M. de Morlux a crié au cocher : « À Auteuil ! »

– Eh bien ? demanda Baccarat inquiète.

– Savez-vous où ils vont ?

– Voir Yvan Potenieff, sans doute.

– Non pas, mais l’enlever !

Baccarat secoua un gland de sonnette.

Or, comme nous l’avons dit, M. le docteur Lambert achevait sa visite du matin quand on était venu lui annoncer la visite de la comtesse Artoff et du major Avatar. Plein d’espoir et s’imaginant qu’on lui ramenait quelque Russe de distinction, il s’était empressé de se rendre au petit salon-parloir, où on avait coutume d’introduire les visiteurs. Le visage hautain et glacé de Baccarat le déconcerta quelque peu. Son obséquiosité bienveillante, qui se traduisait par un sourire doctoral, lui rentra même un peu dans la gorge.

– Monsieur, lui dit Rocambole, vous avez pour pensionnaire un jeune Russe appelé Yvan Potenieff, dont la folie consiste à revoir partout une femme du nom de Madeleine.

– C’est bien cela, dit le docteur. Il y a trois jours, quand je l’ai amené ici, nous avons rencontré dans les Champs-Élysées Clorinde, une femme bien connue dans le demi-monde. Et il s’est élancé hors de sa voiture en criant : « C’est Madeleine ! »

– Je sais cela, dit Rocambole ; seulement j’ignorais le nom de la femme dont vous parlez.

– Elle est pourtant assez connue.

– Je ne dis pas non ; seulement, dit Rocambole, j’arrive d’un long voyage, et cette dame n’était pas célèbre quand je suis parti.

Le docteur s’inclina. Rocambole reprit :

– Sauriez-vous, par hasard, où demeure mademoiselle Clorinde ?

– Non, mais tout Paris vous le dira.

– Mais, dit vivement Baccarat, il s’agit d’Yvan Potenieff.

– C’est juste.

– Monsieur, nous désirerions le voir.

– Voilà, madame, qui est tout à fait impossible.

– Pourquoi ?

– Parce que Yvan n’est plus ici.

La comtesse Artoff pâlit :

– Depuis quand ? dit-elle.

– Depuis ce matin. Sa cousine… elle m’a dit son nom, mais je l’ai oublié, je suis brouillé avec ces diables de noms russes…

– Eh bien ? sa cousine…

– Est venue le chercher et l’a emmené.

Baccarat et Rocambole échangèrent un regard et jugèrent inutile d’apprendre au docteur qu’il avait été l’innocent complice d’un misérable guet-apens. Ils saluèrent le docteur qui les accompagna un peu confus jusqu’à leur voiture. Rocambole fronçait les sourcils, lui qui, d’ordinaire, était impassible chaque fois qu’une de ses combinaisons était détruite par le hasard.

– Que faire ? murmura Baccarat. Où l’a-t-elle conduit ?

– Assurément, ce n’est pas chez vous.

Et Rocambole, d’une voix légèrement émue, ajouta :

– Je ne crains ni M. de Morlux, ni Timoléon, ni tous les autres.

– Mais vous craignez quelqu’un ?

– Oui, cette femme, dit-il en faisant allusion à la comtesse Vasilika Wasserenoff.

– Eh bien ! je ne la crains pas, moi, répondit Baccarat, l’œil plein d’éclairs. À l’œuvre !

– À l’œuvre ! répéta Rocambole.

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