X

Qu’était devenu Yvan ? La comtesse Vasilika et M. de Morlux l’emmenaient dans leur voiture. La première sensation d’Yvan avait été toute d’égoïsme et de bien-être. Il avait respiré à pleins poumons. Le temps était magnifique. On était sur la fin de mars et le printemps commençait. La voiture suivit un moment le bord de la Seine, côtoyant les rails du chemin de fer américain. Le coup d’œil était magnifique. À gauche, les hauteurs du Trocadéro dont les vieux arbres se couvraient de bourgeons. À droite, la Seine avec ses ponts grandioses. Au-delà, le Champ-de-Mars, l’École militaire, le dôme des Invalides et les clochetons gothiques de Sainte-Clotilde. Au-delà encore, noyés dans la brume du matin, les coteaux lointains de Bellevue et de Meudon. Yvan fut ébloui. Aux Champs-Élysées, il n’avait rien vu de Paris, si ce n’est une énorme affluence de voitures et de cavaliers, de toilettes printanières et d’équipages luxueux. Maintenant il voyait le Paris grandiose et historique dont on parlait le soir, dans son enfance, auprès du poêle paternel, dans sa froide Russie. Mais l’éblouissement fut court. La calèche passa le pont Royal, s’engagea dans le faubourg Saint-Germain et le panorama disparut. Alors un nom vint aux lèvres d’Yvan :

– Madeleine !

La comtesse Vasilika se prit à sourire.

– Vous l’aimez donc bien ? dit-elle.

– Oh ! fit Yvan, à en mourir.

– Vous n’en mourrez pas, répondit Vasilika souriant toujours, car elle est à Paris, et vous la reverrez…

– Vous savez où elle est ?

– Nous la retrouverons.

– Chère cousine, murmura Yvan, baisant avec transport les mains de la comtesse ; mais où me conduisez-vous ?

– Chez moi, dit-elle.

– Vous habitez donc Paris ?

– Oui, depuis huit jours. Ne vous ai-je pas écrit, quand vous avez quitté Pétersbourg, que je partais pour un long voyage ?

– C’est juste.

– Eh bien, c’était pour vous devancer à Paris.

– Vraiment ?

– Pour vous protéger… pour vous aider à retrouver Madeleine. Heureusement je suis arrivée un peu plus tard que je ne pensais.

– Ah !

– J’ai été souffrante en route, et obligée de m’arrêter. Ce qui fait que lorsque je suis arrivée, j’ai su que vous étiez la victime d’une odieuse plaisanterie du prince Maropoulof.

Yvan ne put s’empêcher de regarder M. de Morlux de travers. M. de Morlux n’avait pas dit un mot jusque-là. La comtesse reprit :

– J’ai un bel hôtel dans ce quartier. Je vous le donnerai, à Madeleine et à vous, quand vous serez mariés. Je veux vous voir heureux.

Le naïf Yvan crut Vasilika sur parole. Il lui baisa de nouveau les mains. La calèche, après avoir traversé la place du Palais-Bourbon et suivi la rue de l’Université, venait de s’engager dans un dédale de petites rues avoisinant la place Saint-Sulpice. Elle s’arrêta rue Cassette.

– C’est ici, dit Vasilika.

La porte cochère s’ouvrit et la calèche roula sous une voûte sonore… La rue Cassette est un couvent non muré dans Paris.

Chaque maison ressemble à une cellule. On y sent une odeur d’eau bénite dans chaque escalier. Les hommes y portent de longues redingotes à la séminariste. Les femmes sont embéguinées comme des nonnettes. Le soir, par les chaudes haleines de juin, on croit y respirer des parfums d’encens. Quelques libraires catholiques, quelques marchands d’objets de sainteté constituent, à eux seuls, tout le commerce de ce cloître converti en rue. Il y a de grands hôtels tristes, avec de grands jardins mal tenus, dont les arbres séculaires affectent des formes bizarres. Jamais, si vous y passez, vous n’y entendrez un éclat de rire frais et mutin, jamais un refrain joyeux. À un bout de la rue, il y a un menuisier qui chante des cantiques. À l’autre bout, un marbrier pour tombes ! Vous avez tourné l’angle de la rue du Vieux-Colombier, la joie au cœur ; le sourire aux lèvres. Vous entrez dans la rue Cassette et le sourire disparaît et le cœur se serre. Vous quittez le monde vivant. Vous vous croyez dans un cimetière. Cette impression, Yvan la subit. Quand la calèche fut entrée dans la cour d’un vieil hôtel et que les portes vermoulues se furent refermées sur elle, Yvan éprouva un vague effroi. Mais Vasilika le prit par la main et lui dit :

– Venez !

M. de Morlux était resté dans la calèche. L’hôtel paraissait désert. Les fenêtres qui donnaient sur la cour étaient closes. Il n’y avait pas de concierge. On aurait dit que le fantôme de quelque moine avait ouvert la porte. Cependant Vasilika, en faisant pénétrer Yvan dans un humide et sombre vestibule à l’extrémité duquel on voyait la rampe en fer ouvragé d’un large escalier, Vasilika appela :

– Beruto ?

Beruto accourut.

Il salua humblement Yvan ; mais Yvan lui dit avec colère :

– Malheureux ! c’est toi qui as causé toutes mes mésaventures.

– Pardonnez-lui, mon cher cousin, répondit Vasilika. Beruto est moins coupable que vous ne le pensez.

– Le misérable ! dit Yvan, il pouvait bien certifier que je n’étais pas fou !

– Oui, mais Beruto est une âme vénale, dit Vasilika, et le prince Maropoulof a payé fort cher son silence.

Yvan montra le poing au domestique italien.

– Je te ferai périr sous le bâton ! dit-il.

– Non, répondit Vasilika, nous avons besoin de lui.

Beruto, peu sensible aux reproches d’Yvan, avait ouvert une porte à deux battants devant la comtesse. Yvan respira alors. Il se trouvait au seuil d’un grand salon dont les croisées ouvertes donnaient sur un jardin. Un jardin planté de grands arbres déjà verts et inondé de lumière. Vasilika fit asseoir Yvan auprès d’une des fenêtres ouvertes. Et Yvan se reprit à respirer à pleins poumons.

– Mon ami, lui dit-elle, avant demain j’aurai retrouvé Madeleine.

– Demain !… un siècle ! murmura Yvan.

– Un siècle qu’il faut abréger le plus possible.

– Comment ? fit-il avec la naïveté d’un enfant.

– Mais d’abord nous allons déjeuner.

Elle fit un signe. Beruto disparut, puis une minute après, il revint poussant devant lui une table toute servie. Yvan avait faim. Depuis longtemps les amoureux, même les amoureux de roman, ont recouvré l’appétit. Yvan se mit donc à table. Vasilika lui parlait de Madeleine et lui versait à boire. Yvan ne tarissait pas sur la beauté, les grâces et les perfections de Madeleine… Et il buvait comme un vrai Russe. Vasilika lui versait le vin favori des Moscovites, celui qu’ils font venir à grands frais sur leurs tables aristocratiques, le champagne. Et tout en mangeant de fort bon appétit, tout en parlant de Madeleine, tout en buvant, Yvan sentait peu à peu sa tête s’alourdir.

– Vous paraissez brisé de fatigue, lui dit Vasilika, quand elle vit qu’il commençait à lutter contre le sommeil.

– C’est la lutte que j’ai soutenue la nuit dernière contre les infirmiers, répondit-il. Si vous saviez comme on m’a maltraité chez cet imbécile de docteur !

– Pauvre ami ! dit Vasilika.

Et elle lui versait à boire. Quant à elle, elle déjeunait à l’anglaise. Elle mangeait des côtelettes et buvait du thé.

– Je suis moulu, murmura Yvan qui fermait parfois les yeux et les rouvrait ensuite avec effort.

Il posa sa serviette sur la table et dit encore :

– Je crois que si je fumais, cela me ferait du bien.

– Beruto, des cigares… dit Vasilika.

Beruto apporta des havanes sur un plateau de vermeil. Yvan en prit un et l’alluma. Mais à la troisième bouffée, ses yeux se fermèrent et ne se rouvrirent plus. Il s’allongea dans son fauteuil par un mouvement machinal et le cigare échappa à ses lèvres.

– Il dort, murmura Vasilika.

Alors elle se leva et appela Beruto. Ses yeux brillaient d’un feu sombre.

– Voilà ton prisonnier ! dit-elle. Tu m’en réponds sur ta tête.

– Oui, maîtresse, répondit l’Italien.

La comtesse s’approcha du mur, pressa un ressort invisible, et, tout aussitôt, la partie du plancher sur laquelle reposaient la table et le fauteuil du dormeur, s’abaissa comme une trappe de théâtre, et le malheureux Yvan Potenieff, endormi, descendit lentement dans des profondeurs inconnues.

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