Le café Marignan est un coquet petit établissement situé aux Champs-Élysées, à l’angle de la rue Marbeuf, un peu au-dessus du rond-point. Sa clientèle se renouvelle d’heure en heure. Le matin, entre sept et neuf en été, entre dix heures et midi en hiver, la jeunesse élégante qui va au bois en poney-chaise ou à cheval, y prend un verre de madère sans descendre de voiture ou sans quitter la selle. À quatre heures, le maquignonnage l’envahit à son tour ; on y vend pas mal de chevaux, avec ou sans garantie. Mais le soir, le Parisien attardé dans les Champs-Élysées y trouve de la bière fraîche, d’excellentes glaces, et autour des tables de domino, une honorable population de négociants, de rentiers et quelques artistes qui n’ont pas craint d’abandonner les hauteurs du quartier Saint-Georges pour venir chercher un atelier rue de Chaillot ou rue de Ponthieu. Un des habitués du soir du café Marignan était un jeune peintre dont on racontait tout bas la romanesque histoire. Il avait du talent, il était joli garçon, il montait bien à cheval. Pendant longtemps, il avait été l’homme le plus heureux du monde. Insouciant et gai, amoureux de toutes les femmes et ne s’attachant à aucune, rêvant la gloire et travaillant beaucoup. Un jour, le bel inconstant s’était laissé prendre dans un filet doré dont il avait en vain essayé de briser les mailles. Il était devenu l’amant de Clorinde. Clorinde avait tout abandonné pour lui ; Clorinde était devenue folle d’amour. Le peintre disparut. On ne le vit plus le soir au café Marignan émerveiller la galerie par son jeu de billard savant et prestigieux. À peine, le matin, monté sur un alezan superbe, s’y arrêtait-il cinq minutes pour boire un verre de madère.
Il passait – mais il avait le bonheur dans les yeux –, et les habitués disaient :
– C’est l’homme pour qui Clorinde a quitté lord Galwy.
Un soir, le peintre revint. Il était morne, il était pâle ; il avait de grosses larmes dans les yeux. On s’empressa autour de lui ; on le questionna. Il ne voulut répondre autre chose que ces mots :
– Je veux me tuer.
– Pourquoi ?
Il ne le dit point. Mais on ne se tue pas à vingt-huit ans. C’est l’âge où le désespoir se reprend à espérer. Le peintre ne se tua pas. Seulement, il ne quitta plus le café, ne parlant à personne, lisant les journaux, fumant, buvant et manifestant tous les symptômes d’un malade aux prises avec une terrible maladie morale. Que lui était-il arrivé ? Clorinde l’avait-elle quitté ? Ce n’était pas vraisemblable, car Clorinde n’avait pas reparu dans le monde élégant. On ne l’avait vue ni à La Marche, ni au bord du lac, ni aux premières du Vaudeville et du Palais-Royal. À sept heures du matin, le peintre arrivait, s’installait devant une table, à la porte, demandait les journaux et un verre de fine champagne, et ceux qui avaient affaire à lui étaient sûrs de le trouver jusqu’au soir. Mais notre héros n’avait plus affaire à personne. Cependant, un matin, vers neuf heures, un dogcart à deux roues s’arrêta devant le café Marignan. Un homme de trente-six ans environ, mis avec une simplicité qui sentait son gentilhomme, descendit et jeta les rênes à un groom de trois pieds de haut. Puis il s’approcha du café. Le peintre leva la tête, regarda le nouveau venu avec indifférence, et reprit la lecture de son journal. Mais le gentleman s’approcha le salua et lui dit :
– Excusez-moi, monsieur, je voudrais vous entretenir un moment.
– Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, répondit le peintre.
– Je viens de la part de Clorinde et je me nomme le major Avatar.
Au nom de Clorinde, le peintre étouffa un cri.
– Monsieur, reprit le major, vous avez cru Clorinde infidèle.
– C’est une misérable ! dit le peintre.
– Vous vous trompez… Clorinde vous aime toujours…
– Monsieur !
– Savez-vous où elle est ?
– Hélas ! répondit l’artiste, je vais chaque matin et chaque soir heurter à sa porte, et on me répond qu’elle est en voyage on ne sait où.
– On vous trompe.
– Où est-elle donc ?
– À Paris.
– Oh ! fit le peintre en serrant les poings.
– Voulez-vous la voir aujourd’hui ?
– Monsieur… balbutia le jeune homme, ne raillez point… j’ai failli mourir…
– Je ne raille point, dit le major ; non seulement vous verrez Clorinde aujourd’hui, mais elle vous sera rendue pour toujours.
Le peintre s’était levé, mais il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre. Le major lui prit le bras :
– Venez avec moi, dit-il.
– Mais où me conduisez-vous ? demanda l’artiste, qui était pâle d’émotion.
– Venez toujours, dit le major.
Et il le fit monter à côté de lui dans le dogcart. Puis il rendit la main à son trotteur et le fringant attelage monta rapidement les Champs-Élysées.
Le dogcart était encore en vue dans les Champs-Élysées que deux cavaliers, dont l’un allait au Bois et l’autre en revenait, se croisèrent devant le café Marignan et échangèrent une poignée de main. Le premier était un homme encore jeune, bien que son visage sillonné de rides profondes et sa calvitie prématurée annonçassent les ravages du plaisir mené à outrance. L’autre était un homme déjà mûr, à la lèvre austère, au front pensif.
– Bonjour, docteur, dit le premier.
– Bonjour, cher baron, répondit l’homme mûr. D’où venez-vous ?
– Je sors de chez moi et vais faire un temps de galop au Bois.
– J’en viens et je vais chez un malade.
Le baron se prit à sourire :
– Pauvre homme, dit-il d’un ton de commisération.
– Ce n’est pas un homme, c’est une femme.
– Pauvre femme !
– Railleur, dit le médecin. Si vous saviez le singulier cas que je traite, vous m’accableriez de questions.
– Bah !
– Je traite une fort jolie femme, qui est tombée en catalepsie. C’est une Russe, la comtesse Wasserenoff. Elle est comme pétrifiée. Ses membres ont la raideur de la pierre, ses yeux sont fermés.
– Mais, docteur, elle est morte. Vous l’aurez tuée… railla le baron.
– Nullement. Elle parle. Elle a les yeux clos, son cœur bat à peine, il lui est impossible de faire un mouvement ; mais, à travers ses lèvres serrées, elle parle, faiblement il est vrai, mais en approchant l’oreille de sa bouche, on entend.
– Des mots incohérents, sans doute ?
– Non, des paroles raisonnables.
– Et depuis quand est-elle dans cet état ?
– Depuis quatre jours.
– Espérez-vous lui rendre le mouvement et la vie ?
– Oui… mais ce sera long peut-être…
– Mais enfin, comment est-elle tombée en cet état ?
– Voilà ce que je ne puis dire. J’ai appelé deux de mes illustres confrères en consultation, ils sont aussi embarrassés que moi.
– Mais… puisqu’elle parle…
– Elle ne sait pas… du moins elle prétend s’être endormie ainsi tout à coup.
– Bizarre ! murmura le plus jeune des deux cavaliers.
Et ils se séparèrent en échangeant une cordiale poignée de main.