XVI

Rocambole ralluma le flambeau qu’il avait éteint tout à l’heure. Puis il regarda Vanda.

– Pourquoi viens-tu ? lui dit-il.

– Mais, répondit-elle, parce que je ne sais plus que faire. Antoinette et sa sœur sont rue Serpente ; Mme Raynaud est restée à Passy avec la mère Philippe. Tandis que je retrouvais Antoinette, M. Agénor de Morlux disparaissait. Où est-il ? Antoinette se désole et le demande à tous les échos. Madeleine me supplie de retrouver Yvan… Et j’attends tes ordres, maître !

– Réponds-moi d’abord. Qu’est devenu Timoléon ?

– Quand j’ai eu tiré sur la Chivotte, Timoléon est accouru. J’avais un second pistolet et je l’ai ajusté.

« Il m’a reconnue et m’a dit :

« – Ne tirez pas ! je sais que vous êtes la femme de Rocambole. Je ne me mêlerai plus de vos affaires.

« Il était si effrayé, si bouleversé en parlant ainsi, que j’ai compris qu’on pouvait lui accorder un quart d’heure de confiance. C’était tout autant de temps qu’il m’en fallait pour sortir de cette maison avec Antoinette. Je lui dis alors :

« – Tu vas marcher devant moi, tu m’ouvriras toutes les portes et tu me conduiras jusqu’à une voiture. Si je surprends un geste équivoque, si tu fais mine de me trahir, je te tue !

« Il tremblait de tous ses membres, et je compris que nous pouvions sortir sans danger. Antoinette était remise de sa terrible émotion. Seulement, elle détournait la tête pour ne point voir la Chivotte, qui vomissait des flots de sang et se tordait dans les dernières convulsions de l’agonie. Elle s’appuya sur mon bras et Timoléon passa devant nous. J’eusse tenu ma parole et je l’aurais tué s’il eût appelé les portiers qui, je le savais, étaient ses âmes damnées. Mais il traversa le jardin sans mot dire et se contenta de frapper aux carreaux de la loge. La portière, réveillée en sursaut, tira le cordon. Il était alors trois heures du matin. La rue de Bellefond était déserte. Timoléon marchait à vingt pas devant moi. Du reste, une fois en plein air, nous n’avions plus peur de lui. Une voiture de remise rentrait à Montmartre par le faubourg Poissonnière. Timoléon fit un signe au cocher qui s’arrêta. Puis il revint sur moi et me dit :

« – Je ne suis pas de force avec vous. Ne craignez plus rien, je m’en vais. »

« Je le regardai d’un air de doute, mais il ajouta :

« – Je me soucie peu de donner des explications demain, sur la mort de la Chivotte. Je file !

« – Où allez-vous ? lui dis-je.

« – À la gare du Nord, prendre un train qui part à quatre heures pour Calais. M. de Morlux a donné un acompte. Je m’en contente. Bonsoir. »

« Et il se sauva à toutes jambes. Antoinette et moi, nous montâmes en voiture, et, une heure après, nous étions rue Serpente. Maintenant, devons-nous y rester ?

– Non, dit Rocambole.

– Où irons-nous ?

– Tu rentreras au petit jour rue Serpente, et tu attendras que la comtesse Artoff envoie chercher ces deux jeunes filles. Elle va les prendre chez elle et elles y seront en sûreté. À présent, voyons où peut être Agénor.

– Mais, dit Vanda, ne lui as-tu pas dit, maître, une heure avant ton arrestation, d’aller chez son père ?

– Oui.

– Et de le menacer de se plaindre à la police si on ne retrouvait pas Antoinette ?

– Certainement.

– Eh bien ! depuis ce moment-là on n’a plus vu le jeune homme.

– Voici qui m’étonne.

– Pourquoi ? Son père l’aura enfermé quelque part.

– Non, dit Rocambole ; le baron Philippe de Morlux aime son fils. De plus, il est bourrelé de remords. Il n’aurait pas osé.

– Cependant, observa Vanda, Karle n’était pas arrivé encore.

– C’est juste.

– Et… à moins que Timoléon…

Ce nom fut un trait de lumière pour Rocambole.

– Bon ! fit-il, Timoléon aura fait enlever Agénor dans le trajet qu’a parcouru celui-ci de Passy à la rue de l’Université ; mais comment ne te l’a-t-il pas dit ?

– Il n’y aura pas pensé. Il avait la tête perdue, tant sa fureur était grande.

– Tout cela ne m’inquiète pas beaucoup, reprit Rocambole. Je ne crains plus Timoléon, je crains encore moins M. de Morlux.

– Qui crains-tu donc ?

– Une femme.

Et Rocambole ne put se défendre d’un léger frisson. Puis il ajouta :

– Mais n’importe ! jusqu’au bout… et M. de Morlux sera puni.

– Mais… cette femme ?… dit Vanda.

– C’est une Russe comme toi.

– Ah !

– La femme qu’a dédaignée Yvan.

– Nous lui tiendrons tête, maître, dit la Russe avec calme.

– Et maintenant, ajouta Rocambole, va-t’en. J’ai besoin d’être seul…

Mais Vanda ne bougea pas.

– Maître, dit-elle, n’as-tu plus rien à me dire ?

– Rien, fit-il brusquement.

– J’ai pourtant deviné ton secret…

Et la voix de Vanda se voila d’émotion tout à coup.

– Tais-toi, dit Rocambole.

– Non, je ne me tairai pas, dit-elle ; j’ai deviné : tu aimes !…

– Te tairas-tu ? fit-il avec colère.

– Tu aimes Madeleine… acheva-t-elle.

– Malheureuse ! exclama Rocambole, tu veux donc me faire perdre la tête ? tu veux donc que je te prenne à la gorge et que je t’étrangle !…

– Je me tairai, dit-elle avec soumission… Ô malheur ! malheur ! Comme tu dois souffrir !…

– C’est le châtiment, murmura Rocambole.

Elle se mit à ses genoux et lui dit avec une sorte d’enthousiasme fiévreux :

– Mais tout châtiment a un terme… Dieu finira par te pardonner.

– Va-t’en ! répéta Rocambole.

Cette fois Vanda obéit. Alors Rocambole ferma la porte et se jeta tout vêtu sur son lit. Sa lassitude physique égalait sa lassitude morale. Il s’endormit et ne se réveilla plus que le lendemain, caressé par les rayons du soleil levant. De nouveau il courut à la fenêtre et l’ouvrit. Puis il exposa son front pâle à la fraîcheur du matin, et promena un regard avide sur le vaste jardin qu’il avait devant lui. La fenêtre du boudoir de Blanche de Chamery était fermée. La jeune femme dormait sans doute encore. Mais une porte s’ouvrit presque aussitôt dans le vieil hôtel, et un enfant s’élança dans le jardin, poussant un cerceau devant lui. C’était un chérubin de six ans, blanc et rose, avec des cheveux bouclés dont les tresses blondes descendaient emmêlées sur ses épaules. Et Rocambole, tirant sa persienne de façon à n’être point vu, se prit à contempler l’enfant qui courait joyeux après son cerceau. Peu à peu, son visage pâli et tourmenté se rasséréna, ses lèvres crispées se distendirent et ébauchèrent un sourire de satisfaction.

– Pourquoi parlé-je de châtiment ? murmura-t-il. N’ai-je pas là le rayon de soleil qui vient éclairer le cachot du condamné ?

Et il demeura longtemps absorbé dans la contemplation de l’enfant qui jouait, comme il l’était la veille dans celle de la mère. Mais tout à coup une horloge voisine sonna neuf heures.

– Allons se dit Rocambole en tressaillant, il faut songer à Clorinde et savoir si elle accepte mes conditions.

Et il procéda à une toilette aussi minutieuse que la veille. Puis il boutonna son paletot et sortit. Un homme l’attendait dans la rue, c’était Milon. Le colosse vint à lui.

– Maître, dit-il, la voiture vient de partir.

– La voiture de la comtesse Artoff ?

– Oui. Elle va chercher les petites, et je l’attends… au retour…

Rocambole tressaillit.

– Venez avec moi, maître, reprit Milon.

– Pourquoi veux-tu que j’aille avec toi ?

– Pour les voir passer…

– As-tu donc besoin de moi pour cela, vieux fou ?

– Vous ne songez pas que je n’ai pas encore vu Madeleine…

– Eh bien ?

– Et je sens mes jambes fléchir d’émotion.

– Je n’ai pas le temps de t’accompagner, répondit brusquement Rocambole.

Et il s’éloigna. Milon le suivit des yeux et murmura :

– Le maître a l’air de devenir fou…

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