XV

M. le major Avatar parut. Certes, jamais Rocambole n’avait su se donner plus séduisante tournure. Il n’avait guère que trente-six ans, et si, le jour, son visage était quelque peu fatigué, il retrouvait à l’éclat des bougies toute sa jeunesse. On lui donnait alors trente ans à peine. Mis avec une simplicité aristocratique, il avait à la fois le charme de l’homme du meilleur monde et ce cachet de distinction particulière aux étrangers de haute naissance. Fanny, en le voyant, fit cette réflexion :

– Si Clorinde ne laisse pas cet homme tomber à ses pieds, je la tiens pour une véritable grue.

Rocambole salua les deux femmes et dit à Clorinde :

– Excusez-moi, madame, de venir aussi tard et de vous avoir demandé un rendez-vous d’une façon un peu cavalière.

Clorinde s’inclina, non sans raideur. Une vague inquiétude lui emplissait l’âme déjà. Le major prit le siège qu’elle lui désignait et continua :

– Peut-être suis-je à la veille de partir pour un assez long voyage.

– Ah ! monsieur, dit Fanny qui s’était levée discrètement, ce départ serait une trahison.

– Il ne tient qu’à madame de l’ajourner, dit galamment Rocambole.

La glace paraissait rompue.

– Adieu, chère belle, dit Fanny en tendant sa main à Clorinde.

– Tu pars ? dit celle-ci avec hésitation.

– Oui, dit Fanny. Major Avatar, votre servante…

Et elle fit une belle révérence à Rocambole qui se leva pour la saluer. Clorinde n’avait pas encore eu le temps de se récrier que Fanny n’était plus là. Alors Rocambole changea soudain d’attitude. Il perdit cet air toujours un peu benoît et niais de l’homme qui soupire après l’amour d’une femme. Son front devint hautain, un fluide magnétique et dominateur jaillit de ses yeux, tout son être parut se transfigurer, et Clorinde, émue, inquiète, sentit qu’elle avait devant elle un maître.

– Madame, lui dit Rocambole, je n’en ai pas pour longtemps, mais je désire que nous ne soyons pas dérangés. Veuillez sonner vos gens et défendez rigoureusement votre porte.

– Je n’attends personne à cette heure, répondit-elle d’une voix tremblante.

Rocambole se rassit.

– Je vais bien vous étonner, poursuivit le major Avatar.

– Monsieur…

– Je connais votre situation de point en point. Vous devez cent mille francs. Vous avez engagé pour cinquante mille écus de diamants ; votre mobilier est saisi. Saisi votre hôtel. Avant un mois tout sera vendu…

– Ah ! monsieur…

– Pardonnez-moi, reprit-il d’un ton plus doux ; j’ai l’air d’un rustre financier qui, pour vous acheter à meilleur compte, énumère vos misères. Mais il n’en est rien…

Elle le regarda avec étonnement.

– En outre, poursuivit-il, vous aimez un homme de talent, égoïste et vaniteux, comme beaucoup d’artistes, et qui vous abandonnera le jour où votre luxe disparaîtra.

C’était la seconde fois, depuis une heure, que cette terrible prophétie retentissait à l’oreille éperdue de Clorinde.

– Eh bien ! reprit Rocambole, je vous apporte le moyen de payer vos dettes, de garder vos chevaux et votre hôtel, de dégager vos diamants et…

Il baissa la voix, un sourire lui vint aux lèvres…

– Et, acheva-t-il, de conserver l’amour de M. Charles B… Clorinde étouffa un cri. Puis elle regarda cet homme avec stupeur. Un moment elle crut avoir devant elle un de ces hommes blasés et tolérants que rien n’effraie dans les mystères insondables de l’amour parisien. Mais il la rassura d’un mot :

– Je ne vous aime pas, dit-il, et je n’ai pas même envie de baiser le bout de vos ongles roses.

Clorinde se leva stupéfiée :

– Que me voulez-vous donc ? dit-elle.

Il alla fermer la porte, puis revenant vers elle, il ajouta :

– Je veux faire de vous, pendant un mois, un instrument docile ; je veux me servir de votre beauté et d’une ressemblance étrange que vous avez avec une autre femme, pour atteindre un but mystérieux que je poursuis depuis longtemps.

Et comme elle comprenait de moins en moins :

– Je vous laisse la nuit pour réfléchir, dit-il. C’est une fortune que je vous offre. C’est mieux qu’une fortune, c’est l’amour de M. Charles B… que vous continuerez à aimer à votre aise, et qui n’aura nul motif de se montrer jaloux… Adieu, madame…

Et Rocambole prit la main de Clorinde, ajoutant :

– Demain, à neuf heures du matin, je me représenterai ici. Si vous ne devez pas accepter aveuglément mes propositions, il est inutile que vous me receviez…

Et Rocambole s’en alla… De la rue de Ponthieu à la rue de la Ville-l’Évêque, il n’y a qu’un pas. Rocambole s’enveloppa dans son paletot, qu’il avait laissé dans l’antichambre, et il sortit à pied de chez Clorinde, encore hébétée de ce qu’elle avait entendu. Il descendit la rue de Ponthieu, passa devant le Cirque, prit la rue de ce nom, traversa la place Beauvau, et ne s’arrêta que devant une maison haute de six étages et divisée en une foule de petits appartements, circonstance assez rare dans ce quartier opulent et aristocratique. Il avait boutonné son paletot et en avait relevé le collet, pour dissimuler de son mieux sa toilette élégante. La porte s’était ouverte, il pénétra dans une allée assez étroite, au bout de laquelle brillait un maigre bec de gaz auprès de la loge du concierge.

– C’est vous, monsieur Gaston ? lui dit une vieille femme.

– Oui, madame Durand, répondit-il.

Elle lui tendit un bougeoir en cuivre et une clé, disant :

– Comme vous êtes sage ! voici deux jours que vous couchez chez vous…

– C’est vrai.

– Et encore, vous rentrez avant onze heures.

– Je me range, dit-il en souriant.

Et il enfila l’escalier. Arrivé au cinquième étage, il entra dans un corridor qui se trouvait à sa gauche, ouvrit une porte et pénétra dans une petite chambre si modestement meublée et si étroite, qu’un étudiant pauvre eût eu de la peine à s’en accommoder. Puis, il se déshabilla et s’enveloppa dans une mauvaise robe de chambre. Après quoi il souffla sa bougie, alla ouvrir la fenêtre et exposa son front brûlant au vent de la nuit. La fenêtre donnait sur un vaste jardin planté de grands vieux arbres. À travers ces arbres brillait une lumière. Rocambole alla prendre sur l’unique table qui garnissait la chambrette une de ces longues-vues marines dont on se sert fréquemment dans les ports de mer. Puis il la braqua sur cette lumière. Alors son front soucieux se dérida ; un sourire effaça les crispations de ses lèvres ; son œil sec devint humide. Et il demeura longtemps absorbé dans une muette contemplation. Tellement absorbé même, qu’il n’entendit point un léger bruit. La porte sur laquelle il avait laissé la clé, venait de s’ouvrir. Une femme était entrée. Elle s’avança sur la pointe du pied et lui posa la main sur l’épaule. Rocambole tressaillit et se retourna.

– Vanda ! dit-il.

– Oui, répondit la Russe, c’est moi. Pardon de vous avoir troublé, maître.

Rocambole laissa échapper un soupir.

– Tiens, dit-il, vois comme elle est belle… et quel visage d’ange !

Et il lui passa sa longue-vue. Or, voici ce que vit Vanda : La lumière entrevue à travers les arbres partait d’une fenêtre grande ouverte. Cette fenêtre était celle d’un boudoir de femme. Au coin du feu, pelotonnée dans sa chauffeuse, vêtue d’un peignoir bleu et blanc, les cheveux dénoués, dans une attitude calme et sereine, une femme rêvait. Cette femme, c’était Blanche de Chamery, vicomtesse d’Asmolles, celle que Rocambole avait aimée comme une sœur et pour l’amour de qui il s’était repenti de ses crimes.

– Tu pleures, maître, dit Vanda qui tressaillit en sentant tomber une larme brûlante sur sa main.

– Oui, dit Rocambole. Mais les larmes font tant de bien !…

Et il lui ôta la longue-vue, referma brusquement la fenêtre et murmura :

– Maintenant, damné, rentre dans l’enfer ! Causons… Pourquoi viens-tu ?

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