XVIII

La comtesse Vasilika était partie depuis plus d’une heure et M. de Morlux était toujours absorbé dans la rêverie où l’avaient plongé ses dernières paroles. Un coup de sonnette le fit tressaillir. Il était six heures du matin à peine, et M. de Morlux ne recevait jamais de visites avant midi. La venue de la comtesse était une exception. Peu après le coup de sonnette, un valet de chambre entra.

– Monsieur le vicomte, dit-il, une jeune fille qui paraît fort émue, demande instamment à voir M. le vicomte.

M. de Morlux se leva effaré.

– Où est-elle ?

– En bas, dans le petit salon du rez-de-chaussée…

– T’a-t-elle dit son nom ?

– Elle m’a dit que je pouvais annoncer à M. le vicomte qu’elle arrivait de Russie.

M. de Morlux se sentit pâlir et trembler.

– J’y vais, dit-il.

Et il se précipita hors de son cabinet, d’un pas mal assuré, et dominé par une indescriptible angoisse. Puis il renvoya le valet.

– Va-t’en ! dit-il. Laisse-moi seul avec cette demoiselle.

Cependant, lorsqu’il eut la main sur le bouton de la porte du petit salon, cette main se reprit à trembler. En même temps son cœur battit violemment. Et il hésita… Qui donc était là derrière cette porte ? Quelle était donc cette femme qui revenait de Russie ? M. de Morlux fit un violent effort sur lui-même, tourna le bouton et poussa la porte. Puis il demeura stupéfait, bouche béante, ses cheveux hérissés.

Une jeune fille qui paraissait bouleversée, dont les yeux étaient rouges et qui semblait en proie à une surexcitation nerveuse, était devant lui.

– Madeleine ! exclama M. de Morlux…

– Oui, Madeleine, répondit-elle tout bas, et comme si elle eût craint que les éclats de sa voix ne fissent surgir autour d’elle une troupe d’ennemis.

Ainsi émue, ainsi terrorisée, c’était bien la même personne que M. de Morlux avait sauvée des loups ; la même qu’il avait emmenée évanouie au château de l’intendant Nicolas Arsoff. La même encore qu’il avait voulu tuer dans ce dernier voyage à travers la neige et la nuit pendant laquelle ce démon appelé Rocambole s’était tout à coup dressé devant lui. Elle tendit ses deux mains vers lui. Des mains suppliantes, éperdues…

– Pardonnez-moi, dit-elle, sauvez-moi…

Ces mots achevèrent de plonger M. de Morlux dans une surprise qui tenait de l’hébétement. Comment cette femme qui devait savoir qu’il était le meurtrier de sa mère et son plus cruel ennemi à elle, pouvait-elle venir à lui comme à un libérateur ? Elle alla fermer la porte qui était demeurée ouverte ; puis elle revint vers lui et lui dit :

– Écoutez-moi.

Comme elle lui tendait les deux mains, il les prit et l’entraîna vers un canapé sur lequel il la fit asseoir. Puis il lui dit bravement :

– Voyons… calmez-vous… parlez.

– Monsieur le vicomte, lui dit Madeleine, vous m’avez arrachée à la mort, n’est-ce pas ?

– C’est vrai.

– Vous m’avez protégée, vous m’avez promis de retrouver Yvan ?

– C’est vrai encore.

– Une nuit, vous m’avez enlevée de ce château où nous nous étions arrêtés, et je vous ai pris, vous, mon sauveur, pour un meurtrier et un misérable.

– Cela est toujours vrai, dit-il.

– Vous m’avez jetée dans un traîneau et je me suis évanouie. Que s’est-il passé ensuite ? Je ne l’ai jamais su. Seulement, lorsque j’ai repris mes sens, lorsque je suis revenue à moi, lorsque j’ai rouvert les yeux, vous n’étiez plus auprès de moi.

– Oh !

– À votre place, j’ai vu ce prétendu marchand allemand et sa femme. « Ces gens-là, depuis deux jours m’avaient tourné la tête. Ils m’avaient raconté une terrible histoire.

– Vraiment, fit M. de Morlux, d’une voix sourde.

– À les entendre, vous aviez empoisonné ma mère, horreur ! vous l’aviez dépouillée d’une grande fortune…

– Et puis ? demanda le vicomte, la gorge crispée toujours par une indicible angoisse.

– Vous vouliez m’assassiner enfin, comme vous aviez voulu assassiner ma sœur.

À ce nom, Madeleine fondit en larmes.

– Ma pauvre sœur ! dit-elle. Ils l’ont si bien abusée, trompée, fascinée, qu’elle les croit.

– Vraiment ? fit M. de Morlux.

– Comme je les ai crus, comme les croit sur parole un vieux serviteur de ma mère, appelé Milon.

– Et pourquoi ne les croyez-vous plus, vous ? dit M. de Morlux.

– Parce que j’ai appris qui ils étaient.

– Ah ?

– La femme est une fille perdue, une aventurière qui portait autrefois le nom de guerre de Nichette.

– Et lui ?

– Lui est un forçat évadé du bagne de Toulon, un meurtrier, un voleur, un misérable appelé Rocambole.

M. de Morlux tombait d’étonnement en étonnement ; mais il commençait à se remettre de son émotion et à ressaisir toute sa présence d’esprit. Madeleine reprit :

– Savez-vous où ils nous ont conduites, ma sœur et moi ?

– Non.

– Chez une ancienne courtisane qu’on appelait jadis la Baccarat, et qu’un jeune fou a faite comtesse. On l’appelle aujourd’hui la comtesse Artoff.

– Mais c’est ma voisine, dit M. de Morlux.

– Oui, et lorsque j’ai su dans quelles mains j’étais, mes yeux se sont ouverts à la lumière, et je me suis sauvée, et je viens à vous, en vous disant : Sauvez-moi !

Il y avait dans la voix de la jeune fille un tel accent de franchise et d’épouvante à la fois, que M. de Morlux ne douta pas un seul instant. C’était bien Madeleine qui était devant lui. Madeleine encore vêtue de cette même polonaise de voyage qu’elle avait à l’auberge du Sava. M. de Morlux ne vit et ne comprit qu’une chose, c’est que Madeleine avait été frappée d’incrédulité, par ce fait-là, seul, que Baccarat et Vanda avaient été des femmes de mœurs légères et Rocambole un assassin condamné au bagne. Et, comme elle paraissait s’abandonner à lui et lui donner toute sa confiance, il lui dit :

– Vous avez eu raison de venir à moi.

– Oh ! dit-elle, vous me protégerez ?

– Je vous servirai de père.

Elle le regarda ingénument.

– Comment ai-je pu croire un moment, dit-elle qu’avec ces cheveux blancs et cet air respectable…

Il se prit à sourire.

– Mon enfant, dit-il, je puis tout vous expliquer d’un mot.

– Oh ! parlez…

– Vous êtes ma nièce.

Elle jeta un cri :

– C’est donc vrai !

– Seulement, je n’ai pas empoisonné votre mère, croyez-le bien. Votre mère est morte d’une fluxion de poitrine. Abusée par Milon, un misérable qui est allé au bagne depuis, la pauvre femme se défiait de mon frère et de moi, et c’était pour cela qu’elle vous avait fait disparaître toutes deux. Il y a quinze ans que nous vous cherchons…

– Mon Dieu ! fit-elle, mais… cette fortune…

– Cette fortune existe, et je suis prêt à vous la rendre.

– À moi ?

– À vous et à votre sœur.

– Ce n’est donc pas vous qui l’aviez fait enfermer ?… dit la jeune fille d’une voix tremblante.

– C’est une abominable machination de Milon et de son complice Rocambole.

– Ah ! je m’en doutais, dit naïvement Madeleine. Seulement ma pauvre sœur est aveugle.

– Je lui dessillerai les yeux.

– Quand ?

– Le jour de son mariage avec Agénor, le jour du vôtre avec Yvan Potenieff.

Madeleine jeta ses bras au cou de M. de Morlux, qui se sentait frissonner de joie et de volupté.

– Ah ! mon bon oncle !… dit-elle.

M. de Morlux se disait tout bas :

– Allons ! voici que le hasard se met dans mon jeu. Le loup a repris l’agneau, et il ne le lâchera plus.

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