XXIV

Il suffit qu’un homme soit accusé de folie pour que sa raison éprouve un véritable choc. Yvan, depuis le jour où il s’était vu prisonnier du docteur Lambert, au milieu d’une maison de fous, avait été en proie à une véritable surexcitation. Sa cousine, la comtesse Vasilika, était venue le chercher ; elle lui était apparue un moment comme une libératrice – mais pour le précipiter tout vivant, ensuite, en une manière de sépulcre. En effet, comme on se le rappelle, Yvan, déjeunant tête à tête avec elle, s’était endormi. Alors une trappe avait joué, et le dormeur était descendu lentement dans un abîme. Qu’était-ce que cet abîme ? C’est ce que nous allons voir en assistant au réveil d’Yvan. Quand notre héros rouvrit les yeux, il se trouva dans une espèce de caveau de dix pieds de long, voûté, et sans issue apparente. Une lanterne était suspendue à la voûte et projetait une lueur triste et douteuse autour d’elle. Yvan crut tout d’abord être le jouet d’un rêve ; et le mot de cauchemar vint à ses lèvres. Mais, s’étant levé, il s’aperçut bientôt que ses membres avaient conservé toute leur souplesse et que ses yeux étaient ouverts. Où était-il ? La transition était trop brusque pour qu’il pût s’en rendre compte tout de suite. Cependant il se souvint. Il se souvint de la maison de fous, de sa tentative d’évasion avortée, puis de Vasilika et de M. de Morlux qui l’étaient venus chercher. Enfin, il se rappela fort bien que tandis qu’il déjeunait avec sa cousine, il avait été pris d’un invincible besoin de sommeil. C’en était assez pour que dans sa pensée s’ouvrit une large route dans le champ des suppositions. À force de fixer ses regards sur la lanterne, il vit tout à coup à la voûte une espèce de trappe dont il distingua les charnières : c’était par là qu’il était descendu. Puis il fit le tour de sa prison et rencontra une porte. Une porte toute doublée de fer, garnie de gonds solides, d’une triple serrure et d’un guichet grillé au milieu. Yvan appliqua son œil à ce guichet et essaya de voir à l’extérieur. Son regard ne rencontra que d’épaisses ténèbres. Continuant à tourner comme la bête fauve prise au piège qui fait le tour de la fosse dans laquelle elle est tombée, Yvan recula tout à coup et jeta un cri d’épouvante. Dans un coin du caveau, debout contre le mur, une chaîne au cou, il venait d’apercevoir un squelette, après lequel adhéraient encore quelques lambeaux de vêtements. Ce squelette, cet homme avait dû mourir là, enchaîné à ce mur. Yvan, tout brave qu’il était, fut pris d’un si terrible effroi qu’il jeta de grands cris. Mais le cachot dans lequel il était n’avait pas d’échos, et nulle voix ne répondit à la voix du jeune Russe.

– Oh ! murmura-t-il, après avoir crié longtemps, après avoir frappé des pieds et des mains à cette porte, après avoir ensanglanté et brisé ses ongles aux barreaux du guichet, ces gens-là ont peut-être raison : je suis fou !…

Et le nom de Madeleine revint à ses lèvres. Puis, au nom de Madeleine, un autre succéda… celui de sa cousine, la comtesse Vasilika. Et alors il se fit une grande lueur dans son esprit. Pourquoi Vasilika était-elle en France ? Pourquoi était-elle venue le chercher chez le docteur Mardochée Lambert ? Pourquoi lui avait-elle donné pour valet de chambre ce misérable Beruto qui s’était prêté à son incarcération dans la maison de fous ? Et Yvan comprit. Il comprit avec cette sagacité que possèdent les Russes, ces petits-neveux des anciens Grecs, que tout ce qui lui arrivait devait être l’œuvre de Vasilika. Vasilika se vengeait ! Elle se vengeait de ses dédains, à lui Yvan qui avait l’audace d’aimer une autre femme. Et la nature sauvage du Russe reprit le dessus à cette pensée, et il se reprit à battre en brèche des pieds et des mains cette porte ferrée qui ne remua point et ne rendit aucun son. Tout à coup Yvan s’arrêta. Un bruit s’était fait au dehors. Un bruit de pas descendant un escalier ; puis tout à coup un rayon lumineux passa au travers du guichet. Alors Yvan se tut et suspendit son haleine. Il vit un homme qui descendait un escalier tournant, à l’extrémité d’un corridor sur lequel donnait le guichet. Cet homme portait un panier d’une main et une lampe de l’autre. Yvan le reconnut. Cet homme, c’était l’Italien Beruto. Si Yvan avait pu douter encore, ses doutes devaient maintenant s’évanouir. Tout ce qui lui arrivait était l’œuvre de Vasilika. De Vasilika dont Beruto était l’âme damnée. Yvan fit alors un calcul rapide. Le panier que portait Beruto renfermait sans doute ses aliments. On lui apportait à manger. Yvan se plaça donc derrière la porte, résolu, au moment où elle tournerait sur ses gonds et où Beruto entrerait, à se jeter sur lui et à l’étouffer dans ses bras. Beruto s’approcha. Yvan, qui retenait son haleine, l’entendit murmurer :

– Le voilà bien tranquille maintenant ; est-ce qu’il aurait une apoplexie ?…

Yvan ne bougea pas.

– Hé ! monsieur Yvan ? fit Beruto.

Même silence. Beruto tira de sa poche une clé que le jeune Russe entendit tourner dans une serrure. Son cœur battait violemment. Si Beruto entrait dans le cachot, Beruto était un homme mort. Yvan, doué d’une force herculéenne, le mettrait en pièces. Mais Beruto était prudent. Ce ne fut pas la porte qu’il ouvrit. Ce fut le guichet. Le guichet était un panneau de fer grillé qui pouvait avoir un pied de large en tous sens. Le panier y pouvait passer. Beruto le poussa, et le panier tomba dans le cachot. En même temps le guichet se referma. Yvan poussa un cri de rage.

– Tiens ! dit Beruto qui appliqua son visage moqueur aux barreaux du guichet, Votre Seigneurerie n’est donc pas morte ?

Yvan bondit vers le guichet.

– Bonjour, seigneur, reprit Beruto.

– Misérable ! hurla Yvan.

– Si vous me dites des sottises, je m’en vais.

Yvan se sentit alors en proie à un sentiment de curiosité ardente qui triompha un moment de sa colère.

– Beruto ? fit-il.

– Que désire Votre Excellence ? demanda l’Italien d’un ton respectueux.

– Savoir où je suis.

– Rien de plus facile. Vous êtes, monseigneur, dans une cave de l’hôtel dans lequel vous avez déjeuné hier matin.

– Comment, hier matin ?

– Oui. Le narcotique absorbé par vous vous a fait dormir trente-six heures.

– Et pourquoi suis-je ici ?

– Par ordre de la comtesse Vasilika. Yvan eut un cri de rage :

– Que veut-elle donc, cette femme ?

– Elle veut que vous restiez ici.

– Longtemps ?

– Mais, dit froidement Beruto, probablement jusqu’à votre mort…

Et il s’en alla.

Et quatre jours s’écoulèrent. Quatre jours de fureur, de désespoir et d’abattement tour à tour. D’abord Yvan ne voulut pas manger. Il craignait que ce qu’on lui apportait ne fût empoisonné. Puis la faim triompha. Il mangea et ne mourut point. Mais une pensée affreuse vint ajouter à ses terreurs et à ses empoisonnements. Puisque Vasilika le poursuivait ainsi, lui, qui sait si elle ne persécuterait pas Madeleine ? Et à partir du moment où cette idée lui vint, Yvan se métamorphosa en bête fauve qui fait d’impuissants efforts pour recouvrer la liberté et ne se lasse jamais. Il essaya d’enfoncer la porte, de battre les murs en brèche ; il cria et hurla sans relâche, jusqu’à ce que, meurtri, sanglant, épuisé, il tombât sur le sol. Quelques heures de sommeil le remettaient et il recommençait. Enfin, le quatrième jour de sa captivité, cette lueur qui pénétrait tout à coup au travers du guichet et annonçait la venue de Beruto, brilla dans le corridor. Yvan colla son visage au guichet et cessa de vociférer. Tout à coup, il vit apparaître non point seulement Beruto, mais une femme derrière lui. C’était la comtesse Vasilika. Et Yvan sentit, à cette vue, un ouragan de colère lui traverser la gorge et monter de son cœur à sa tête.

– Ah ! si elle pouvait entrer ! se dit-il.

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