Quarante-huit heures s’étaient écoulées. M. de Morlux avait eu de fréquents entretiens avec Vasilika, tantôt chez lui, tantôt chez elle. Le vieillard paraissait transformé. Il n’avait plus le visage inquiet et sombre ni ces mouvements nerveux qui trahissaient le bouleversement de son âme. Depuis deux jours, M. de Morlux était calme. Agénor avait fait la paix avec lui et ne s’opposait plus à ce qu’il épousât Madeleine, si Madeleine y consentait. Madeleine, tout en l’appelant toujours « mon bon oncle », parlait beaucoup moins d’Yvan. M. de Morlux en concluait que l’abandon où le jeune Russe semblait la laisser, la blessait profondément, et il comptait sur le dépit comme sur un puissant auxiliaire. Enfin, Vasilika lui avait dit :
– Je vous jure que vous épouserez Madeleine. Et M. de Morlux croyait à Vasilika.
Tout pour lui tournait donc à merveille, et le vicomte n’était pas homme à avoir des remords du passé. Cependant, la comtesse vint jeter quelques gouttes d’absinthe dans son miel. Elle arriva un matin et lui dit :
– Tout est prêt là-bas.
– Ah ! fit-il avec joie.
– Le vieil hôtel est devenu un vrai nid d’amoureux. Si nous parvenons à y conduire Madeleine…
– Oh, elle m’y suivra, j’en suis sûr.
– Tout ira bien, dit Vasilika. Cependant…
Elle fronça légèrement le sourcil.
– Eh bien ? fit de Morlux.
– Je crains Rocambole.
– Toujours ?
– Et la comtesse Artoff. Antoinette est toujours chez elle.
– Bah ! fit le vicomte. Agénor me répond de tout.
– C’est égal, dit Vasilika, si vous m’en croyez, vous songerez à ce que je vous ai dit…
– Quoi donc ? fit M. de Morlux, qui perdait la tête depuis qu’il était amoureux.
– Pour paralyser Rocambole, lequel fait le mort depuis quelques jours…
– Que faut-il faire ?
– Il faut le frapper dans son unique émotion.
M. de Morlux tressaillit.
– Oui, vous m’avez dit cela déjà, fit-il, mais… je vous avouerai que je crois inutile…
– Mon cher, dit froidement la comtesse, songez à ceci : il y a des navires qui font naufrage au port.
– Vous avez raison, madame. Voyons, qui faut-il frapper, du père ou de l’enfant ?
– J’aimerais assez enlever l’enfant, dit Vasilika. Pendant que Rocambole le chercherait, j’aurais tout le temps de me venger d’Yvan.
– Ah !
– Et vous épouseriez, vous, fort tranquillement Madeleine, ajouta Vasilika, qui eut un sourire dédaigneux et cruel.
M. de Morlux fit un signe d’assentiment.
– Je vous obéirai, dit-il.
– Oh ! fit Vasilika qui eut un sourire moqueur, nous ne nous entendons pas, mon cher vicomte.
– Plaît-il ?
– Je vous donne un conseil et non des ordres. Ma vengeance à moi est assurée. Ce que je vous dis est donc pure charité de ma part.
Le vicomte se mordit les lèvres. Vasilika reprit :
– Qu’est-ce que je veux, moi ? torturer moralement le misérable idiot qui a refusé mon amour, le torturer avant de le tuer, car je lui réserve un genre de mort épouvantable. Or, l’heure de ma vengeance va sonner.
– Tandis que moi ?…
Et le vicomte fit cette question d’une voix timide.
– Vous, dit Vasilika, vous êtes peu en marche vers le but que vous vous êtes assigné…
– Et je puis être arrêté en chemin ?
– Oui, par Rocambole.
Ce nom causait toujours à M. de Morlux un léger frisson.
– Écoutez, reprit Vasilika, j’ai entendu votre neveu ici, il y a deux jours, vous dire que Madeleine s’était sauvée de chez la comtesse Artoff et s’était réfugiée chez vous.
– Eh bien ?
– Eh bien ! je n’ose y croire. L’histoire de cette femme qui ressemble à Madeleine me trotte par la tête… Je n’ai vu ni l’une ni l’autre, mais il me semble que je saurais bien à première vue…
– Cette fois, interrompit M. de Morlux avec un sourire, vous me permettrez d’éclaircir vos soupçons.
Et il sonna.
– Priez mademoiselle de descendre, dit-il au valet qui se présenta.
Deux minutes après, Madeleine entra. Elle était vêtue fort simplement, comme une jeune fille habituée à une vie modeste et à un rang subalterne.
La comtesse en fut frappée.
– Mon enfant, dit M. de Morlux qui reprit son rôle d’oncle et son ton paternel, j’ai voulu vous présenter à la comtesse Wasserenoff, qui a beaucoup connu la famille Potenieff.
Madeleine jeta un cri de joie qui impressionna Vasilika.
– Je vous dirai même mieux que cela, mademoiselle, dit la comtesse.
Madeleine la regarda. Et elle regarda Vasilika avec un effroi si naturel, que M. de Morlux partagea cette terreur momentanée. Évidemment Vasilika, puisqu’elle aimait encore Yvan, devait haïr Madeleine.
– Rassurez-vous, dit la comtesse toujours impassible, j’ai renoncé à Yvan.
– Madame, dit alors Madeleine, puisque vous vous montrez généreuse, soyez-le jusqu’au bout.
Et sa voix eut un accent de prière.
– Vous devez savoir où est Yvan ?
Un sourire vint aux lèvres de Vasilika. Madeleine joignit les mains :
– Oh ! dites-le moi, fit-elle.
– Vous l’aimez donc bien ?
– Oh ! de toute mon âme…
Vasilika continuait à sourire :
– Eh bien ! dit-elle, je vais vous faire une promesse.
– Ah ! parlez…
– Venez me voir demain dans mon hôtel de la rue Cassette.
– Avec mon oncle ?
– Sans doute. Et je vous donnerai des nouvelles d’Yvan. Madeleine eut un nouveau cri de joie.
La comtesse lui tendit la main :
– Je serai une bonne cousine, dit-elle.
Puis elle se leva et fit un signe imperceptible à M. de Morlux. Celui-ci lui offrit son bras. Les deux femmes se saluèrent et la comtesse prit le chemin du jardin, car c’était toujours par là qu’elle s’en allait.
– Eh bien ? fit M. de Morlux quand ils furent seuls, douterez-vous encore ?
– Oui, dit-elle.
Le vicomte recula.
– Écoutez, dit Vasilika : si cette femme n’est pas Madeleine, la ressemblance est si parfaite, et elle joue si bien son rôle, que c’est à n’y rien comprendre.
– Vous ne l’avez donc pas vue rougir et trembler ; vous n’avez donc pas entendu ce cri de l’âme qu’elle a jeté au seul nom d’Yvan ? fit l’amoureux vicomte.
– Oui, mais…
– Mais quoi ?
– Mon cœur n’a pas bondi, répliqua Vasilika, et je n’ai pas éprouvé cet irrésistible élan de haine que donne la vue d’une rivale.
– Oh !
– Du reste, ajouta la comtesse, à demain…
– Et demain ?…
– Demain, je vous dirai bien si c’est la vraie Madeleine.
– Comment le saurez-vous ?
– C’est mon secret. Adieu…
Et Vasilika laissa M. de Morlux tout pensif. Celui-ci se disait en rentrant dans son cabinet :
– Oui, c’est bien Madeleine… Et cependant, il me semble que là-bas… en Russie… elle n’avait pas la même voix… Mystère.