Les Russes sont familiers avec les poisons et les narcotiques. Cela tient à ce que la plupart des grandes familles moscovites ont des esclaves géorgiens et circassiens, peuples essentiellement initiés à la vie et aux habitudes de l’Orient. Vasilika avait eu pour nourrice une Géorgienne. Cette femme, longtemps esclave en Turquie, savait préparer des poisons subtils, des narcotiques foudroyants et leurs antidotes. Quand elle mourut, Vasilika avait hérité de ses secrets. Le verre qu’Yvan Potenieff avait pris des mains de l’Italien Beruto et qu’il avait vidé d’un trait, contenait un breuvage dont nous avons vu l’effet instantané. Yvan était tombé comme foudroyé. Cependant la vie ne l’avait point abandonné. Yvan n’était point mort. Yvan avait été frappé d’une catalepsie identique à celle qui avait permis à Antoinette de quitter Saint-Lazare. Rocambole et Vasilika possédaient le même narcotique. Le premier l’avait employé en pilules. L’autre s’en était servi à l’état liquide. Pendant trois jours consécutifs, Yvan avait été comme mort ; pendant ces trois jours bien des choses s’étaient passées sans doute dans le caveau où il était gisant. Enfin, les effets de la catalepsie se dissipèrent peu à peu ; les sens s’éveillèrent ; l’ouïe d’abord, puis l’odorat, puis enfin la vue. Yvan ouvrit les yeux. La lanterne suspendue à la voûte du caveau brûlait toujours, projetant sa lueur sinistre autour d’elle. Le squelette était toujours là debout contre le mur, son carcan de fer au cou. Mais Yvan, qui ne pouvait encore remuer ses membres raidis, aperçut quelque chose de nouveau. Il vit un trou noir au-dessus de sa tête. Qui donc avait creusé ce trou ? Était-ce une issue ? La porte du caveau était refermée, mais ce trou lui permettrait peut-être de se sauver. Et, songeant à sa liberté, Yvan se souvint. Il se souvint que Vasilika lui avait promis qu’il sortirait, ajoutant :
– Mais il faut que vous sortiez d’ici comme vous y êtes entré, en dormant.
Et Yvan s’éveillait, et il était encore dans le caveau.
Vasilika avait donc menti ! Le jeune homme fut pris d’un accès de rage ; et il fit de tels efforts qu’en moins de deux heures il fut sur pieds et libre de ses mouvements. La catalepsie s’était tout à fait dissipée. Alors il approcha le banc qui se trouvait dans le caveau, de ce trou, dont il ignorait la destination et la profondeur. Mais comme il montait sur le banc, la porte du caveau s’ouvrit et Vasilika entra. Elle était seule, un flambeau à la main. Yvan ne la vit point armée de ce revolver avec lequel elle l’avait tenu à distance. De plus, elle était souriante et calme.
– Bonjour, mon cousin, dit-elle.
Il la regarda avec colère.
– Est-ce ainsi que vous tenez vos promesses ? dit-il.
– Je viens les tenir.
– Ah ! je vais donc sortir d’ici ?
– Non.
Et elle ferma tranquillement la porte du caveau.
– Alors, dit Yvan avec emportement, que signifient ce breuvage que vous m’avez fait prendre… et ce trou que voilà ?
– Ce breuvage, dit Vasilika, était nécessaire.
– Pourquoi ?
– Pour qu’on pût percer ce trou durant le sommeil qu’il vous a procuré.
– Et ce trou ?
– Et ce trou va vous permettre de voir Madeleine. Regardez !
Et comme si une main invisible eût obéi à la parole de Vasilika, le trou noir devint tout à coup lumineux : on avait tiré un rideau. Ce rideau, qui couvrait sans doute l’épaisse glace sans tain qui séparait, à fleur de terre, le deuxième caveau du jardin, ce rideau tiré, la glace inclinée fit son office. Et Yvan, stupéfié, vit le jardin tout entier se refléter dans cette glace. Et dans le jardin, qu’inondait un joyeux rayon de soleil, Yvan vit un homme et une femme qui se promenaient au bras l’un de l’autre. Cet homme, il le reconnut à un battement précipité de son cœur. C’était M. de Morlux. La femme, il la reconnut aussi. C’était Madeleine. Et Yvan, livide de rage, sans voix, sans haleine, continua à les regarder. Madeleine souriait ; elle paraissait heureuse. M. de Morlux lui pressait doucement la main, et ils paraissaient s’abandonner à une causerie charmante. Puis il vint un moment où M. de Morlux annonça sans doute une bonne nouvelle à Madeleine… Car Madeleine sauta au cou de M. de Morlux et l’embrassa. Yvan jeta un cri de rage. Mais tout aussitôt, la main invisible qui avait soulevé le rideau le laissa retomber. Le jardin disparut, la glace éteignit ses reflets, le trou redevint tout noir. Le spectacle fantasmagorique disparut.
– Eh bien ! dit Vasilika avec un sourire de triomphe, vous avais-je menti, mon cousin ?
– Je veux la tuer, dit Yvan.
– Non, répondit Vasilika. On ne se venge pas des gens qui ne vous aiment plus.
– Vous vous vengez bien de moi, vous ?
Vasilika se mit à rire.
– Vous vous trompez, dit-elle ; j’ai voulu vous donner une leçon, voilà tout.
– Comment ?…
– Et vous prouver que lorsqu’un homme de votre rang s’amourache d’une petite maîtresse de français, il peut lui arriver les aventures les plus désagréables. Donnez-moi la main, mon cher Yvan, et pardonnez-moi comme je vous pardonne.
– Mais… ma cousine…
– Vous êtes libre, Yvan, dit-elle encore. Mais à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que vous ne chercherez pas à revoir cette petite fille qui vous a oublié, et qui va devenir comtesse de Morlux.
– Je veux au moins lui écrire.
– Pour quoi faire ?
– Pour lui dire le mépris qu’elle m’inspire.
– À votre aise, répondit Vasilika avec indifférence.
Puis elle le prit par la main et lui dit :
– Venez !
Elle rouvrit la porte du caveau, et tenant toujours Yvan d’une main et son flambeau de l’autre, elle le conduisit à l’escalier qui menait des caves de l’hôtel au vestibule. Yvan était en proie à une telle surexcitation, à un tel désespoir, qu’il la suivait avec la docilité d’un enfant. Une fois dans le vestibule, Vasilika ouvrit une porte et Yvan se trouva de nouveau au seuil de cette salle basse dans laquelle il avait déjeuné quelques jours auparavant. La table était toujours au milieu. Seulement, au lieu d’être couverte d’une nappe et d’un déjeuner, elle supportait des plumes et de l’encre.
– Écrivez, dit Vasilika.
Yvan s’assit, prit une plume d’une main fiévreuse, et traça ces mots :
« Madeleine,
« Je vous hais et je vous méprise ! Ne cherchez jamais à me revoir. Je quitte Paris à l’instant.
« YVAN. »
Puis il tendit la lettre ouverte à Vasilika. Celle-ci la prit, toujours souriante. En même temps elle courut au mur et pressa le ressort. Le plancher joua, et Yvan, éveillé et les yeux ouverts cette fois, fut précipité de nouveau dans cet abîme mystérieux qui l’avait englouti.
– Cette fois, murmura Vasilika superbe de haine et blanche de colère, tu n’en sortiras pas, et je viens de te plonger vivant dans ta tombe.