Cette fois, Yvan comprit qu’il était pris, et il n’eut que le temps de pousser un cri. Le plancher s’était abaissé et il était tombé d’une hauteur de quelques pieds, lentement, sur une surface molle qui s’affaissa sous lui. Comme il avait été subitement plongé dans une obscurité profonde, il ne put définir sur-le-champ où il était et ce qui venait de se passer. Il n’avait vu qu’une chose, c’est que le plancher s’effondrait sous lui. Et dans cette rapide transition de la lumière à l’obscurité, une pensée plus rapide encore s’était emparée de lui. Yvan croyait tomber dans quelque abîme, où il se broierait sur des rochers aigus ou sur des pointes de fer. Rien de tout cela n’était arrivé. Le plancher, en basculant, l’avait laisser choir sur une couche presque moelleuse. En même temps il étendit les mains et rencontra les parois d’une sorte de corbeille. On eût dit une benne de mineur descendant de la surface du sol au fond d’un puits. En même temps, il éprouva ce balancement et cette légère oppression qu’occasionne une descente rapide. Puis un bruit se fit, puis un jet de lumière et la benne s’arrêta. Alors Yvan étourdi leva la tête et regarda : Il était dans le caveau où il avait passé tant d’heures d’angoisses. Au-dessus de sa tête brillait la lanterne. Devant lui, à une certaine élévation, était le trou noir qui s’était éclairé tout à l’heure et par lequel il avait aperçu Madeleine, se promenant au bras de M. de Morlux, dans le jardin. Que signifiait tout cela ? Yvan n’eut pas besoin de se mettre l’esprit à la torture. Il courut à la porte du caveau. La porte était fermée. Mais le guichet était ouvert. Il eut un moment d’illusion : Puisqu’il était tombé si doucement, c’est que Vasilika ne voulait point sa mort. Et alors, était-ce une dernière mystification ? Ou bien sa captivité continuait-elle ? Et il se mit à crier :
– Comtesse ! ma cousine ! Vasilika !
Comme si elle eût attendu cet appel, Vasilika parut au bas de l’escalier, à l’extrémité de ce corridor sur lequel donnait le guichet.
La comtesse n’était plus seule, cette fois. Beruto, riant d’un mauvais rire, l’accompagnait. Vasilika vint jusqu’au guichet.
– Cousin, dit-elle, je vous vais dire une histoire, avant de vous dire un éternel adieu.
Elle avait un rire cruel et bruyant aux lèvres et son regard était farouche. Cette fois, Yvan comprit et ne douta plus. Vasilika avait résolu sa mort. Mais quelle mort ? Elle allait le lui dire, sans doute ; et, si brave qu’il fût, il sentit ses cheveux se hérisser.
– Cousin, répéta-t-elle, vous voyez un squelette là, n’est-ce pas ?
– Que m’importe ! fit-il avec dédain. Je ne crains pas la mort. D’ailleurs, n’ai-je pas le cœur brisé, grâce à vous ?
– Grâce à moi est la vérité, cousin.
– Ah ! vous en convenez ? dit-il avec une ironie pleine de fureur.
– C’est moi qui ai décidé Madeleine à épouser le vicomte Karle de Morlux.
– Misérable !
– Attendez encore, mon beau cousin, reprit Vasilika, dont la voix sifflait comme une vipère.
– Que voulez-vous ?
– Je veux vous dire l’histoire du squelette.
– Je ne veux pas la savoir, moi.
– Bah ! elle vous intéresse.
Yvan s’était éloigné de la porte ; il se rapprocha. Vasilika poursuivit :
– Ce vieil hôtel était habité, il y a quarante ans, par une femme qui trompait son mari.
– Vraiment ? ricana Yvan ivre de rage.
– Le mari s’empara de l’amant, et il en fit le squelette que voilà. C’est à lui qu’on doit cet ingénieux appareil des glaces que vous voyez.
En même temps Vasilika frappa trois fois dans sa main. Le trou noir s’éclaira aussitôt, les glaces reprirent leurs fonctions. Et Yvan dont le front était inondé de sueur, put voir Madeleine assise sur un banc de verdure, auprès de M. de Morlux, qui lui tenait la main et fixait sur elle un regard de convoitise.
– L’amant, poursuivit Vasilika, put voir la femme qu’il aimait et qui le pleurait comme mort, car elle ne savait ce qu’il était devenu, jusqu’à sa dernière heure.
– Horreur ! murmura Yvan.
– Mon cher cousin, reprit Vasilika toujours implacable et railleuse, une femme comme moi ne se venge pas à demi. L’hôtel est passé en d’autres mains. Il appartient à présent à M. de Morlux. C’est la demeure de Madeleine. Vous la verrez tous les jours, c’est-à-dire, acheva la comtesse, tant que vous vivrez.
Elle eut un rire diabolique et ajouta :
– Mais, rassurez-vous, je suis moins cruelle que le mari trompé. Je ne prolongerai pas votre supplice : vous mourrez de faim… Adieu…
Et Vasilika fit un pas de retraite. Yvan l’entendit qui disait à Beruto :
– Quelque somme que t’offre cet homme pour un morceau de pain, prends bien garde ! il y va de ta vie. Du reste, je viendrai tous les jours… et je m’assurerai que tu m’obéis fidèlement.
– Madame la comtesse peut compter sur moi, dit Beruto.
Et tous deux s’en allèrent. Yvan fut en proie alors à une sorte de fièvre délirante. Madeleine était perdue pour lui. Et Yvan allait mourir. Il eut un accès de rage, puis une protestation profonde, et il se laissa tomber sur le sol humide. Un Français espère jusqu’à la dernière minute. Un Russe n’espère pas. Yvan savait maintenant que Vasilika serait sans merci. Il avait vu ses lèvres frangées de cette écume verdâtre qui trahit chez les peuples du Nord ce qu’on appelle la colère blanche. Yvan était prisonnier… Il le serait jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort il pourrait apercevoir Madeleine… Madeleine qui ne l’aimait plus, Madeleine qui l’avait trahi… Madeleine, à qui il avait écrit qu’il la méprisait… Madeleine, qu’il aimait encore ! Une heure s’écoula. Yvan se heurta la tête et voulut se la briser aux murs du caveau. Mais, dès la première tentative, un phénomène inattendu se passa. La lanterne qui éclairait le caveau s’éteignit. On ne se tue pas dans l’obscurité. Une horreur nouvelle s’empara d’Yvan, et il demeura immobile et tout tremblant. Le trou était redevenu tout noir ; les glaces étaient masquées de nouveau. Vasilika voulait sans doute lui ménager tous les raffinements du supplice. Mais soudain un bruit se fit au-dessus de la tête du prisonnier. Et il leva les yeux. La voûte s’était entrouverte à la place même où était suspendue la lanterne. En même temps une lumière y brillait. Cette lumière éclairait cette même benne, dans laquelle il était descendu, et qui était remontée aussitôt qu’il avait touché le sol. Deux hommes étaient dedans, se tenant debout. L’un d’eux avait à la main une lampe. C’était la clarté qui avait fixé les regards d’Yvan stupéfait. La benne descendit lentement et toucha le sol. Les deux hommes sautèrent à terre. Yvan ne les reconnaissait ni l’un ni l’autre.
– Je viens vous sauver, dit celui qui tenait la lampe.
– Qui donc êtes-vous ? s’écria Yvan avec un accent intraduisible.
– Un homme que vous ne connaissez pas et dont vous ignorez peut-être le nom. Je m’appelle Rocambole.