Beruto tomba en poussant un cri.
– À moi, Milon !
Milon était déjà debout. Seulement il était dans l’obscurité ; mais il se précipita du côté où la voix s’était fait entendre. Comme on le pense bien, il y avait eu depuis trois jours, entre Beruto et son prisonnier, une entente parfaite, et Milon avait joui d’une foule de privilèges. Le soir, quand Beruto était bien certain que Vasilika ne viendrait pas, il allait ouvrir à Milon, et Milon montait se coucher dans un bon lit. La porte du caveau n’était plus fermée à double tour : un simple verrou suffisait à la maintenir.
Ce qui fait que Milon s’était rué sur la porte, la fit sauter d’un vigoureux coup d’épaule et tomba sur Vasilika, dont les yeux étincelaient à travers les ténèbres. Milon était vigoureux autant qu’il était grand, et il étreignit Vasilika si fort qu’elle jeta un cri de douleur. Mais elle se dégagea lestement et frappa au hasard, car elle avait toujours son stylet au poing. Milon répondit par un cri. Vasilika se sauva. Milon blessé la poursuivit. Elle monta l’escalier des caves en courant ; Milon le gravit derrière elle. Comme elle en atteignait la dernière marche, le colosse la saisit :
– Ah ! misérable ! dit-il.
Elle se retourna et frappa encore. Et comme une couleuvre, elle lui glissa des mains une seconde fois et s’élança dans le vestibule. Là, il faisait jour. Là, s’appuyant au mur et brandissant son poignard, elle put voir Milon tout sanglant – car par deux fois elle l’avait frappé, à l’épaule d’abord, au bras ensuite –, Milon, qui s’était arrêté et allait de nouveau se ruer sur elle avec une brutale impétuosité.
– Si je ne le frappe au cœur, se dit Vasilika, si je ne le tue pas d’un seul coup, je suis perdue : il m’étranglera.
En effet, Milon, aveuglé par la fureur, en proie à une douleur violente, s’élança de nouveau sur elle en disant :
– Le maître m’a commandé de te tuer.
Vasilika bondit avec la souplesse d’une panthère ; son stylet brilla. Milon jeta un cri encore. Mais il demeura debout et ses bras de fer s’arrondirent comme un étau autour de la taille mince et nerveuse de la belle Russe. Le stylet, dirigé vers le cœur, avait glissé entre les côtes, déchirant les chairs, mais ne pénétrant pas. Et, cette fois, Vasilika, serrée contre la poitrine de Milon, à demi étouffée, laissa échapper son arme meurtrière. En même temps, le géant la saisit et la renversa sous lui. Puis, lui posant son lourd genou sur la poitrine, il étendit la main, ramassa le stylet, et Vasilika le vit briller au-dessus de sa tête. Le sang de Milon l’inondait.
– Tu vas mourir, lui dit le géant.
Si Vasilika eût perdu la tête en ce moment terrible, elle était morte. Mais Vasilika demeura maîtresse d’elle-même.
– Tue-moi, dit-elle, mais tu ne sauras rien.
Le bras levé de Milon retomba sans frapper. Puis le colosse la regarda d’un œil hébété. Vasilika lui dit :
– Il n’y a personne dans cet hôtel ; j’ai tué Beruto. Je suis en ton pouvoir ; et la seule chance de salut que j’avais m’échappe, puisque ce poignard est passé de mes mains dans les tiennes.
– Ma petite dame, dit Milon, si vous voulez faire une prière je ne m’y oppose pas ; mais je vous jure qu’après je vais vous tuer. Le maître l’a dit.
– Celui que tu appelles le maître, c’est Rocambole, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien ! dit Vasilika, tu peux me tuer, ma mort sera vengée.
Le naïf Milon éprouva une si vive émotion de ces paroles que son genou cessa de peser sur la poitrine de Vasilika et qu’il se leva tout effaré. Vasilika se leva pareillement. Mais Milon avait le stylet à la main et il était toujours le maître de la vie de Vasilika. La Russe lui dit :
– C’est toi qu’on appelle Milon ?
– Oui.
– Tu es dévoué à Rocambole ?
– Jusqu’à la mort.
– Eh bien ! tue-moi, et Rocambole mourra du même coup de poignard.
Milon secoua la tête.
– Oh ! vous voulez m’enjôler, dit-il, mais je ne vous crois pas.
– Peu importe ! Frappe…
Et elle offrit sa poitrine, avec une telle résolution que Milon hésita.
– Écoute-moi bien, poursuivit-elle, et puis tu feras ce que tu voudras.
Milon saignait par ses trois blessures comme un bœuf échappé de l’abattoir ; mais ses forces ne le trahissaient point encore.
– Parlez, dit-il.
– Je ne hais pas Rocambole, moi, reprit Vasilika ; mais je hais Yvan.
– Nous l’avons sauvé, répondit Milon.
– Je le sais. Mais en le sauvant, Rocambole s’est perdu.
– Mais non, dit Milon, qui était logique. Non, parce que je vais le sauver.
Vasilika avait une imagination d’enfer ; elle combinait et exécutait en quelques secondes tout un plan de bataille.
– Tu vas voir, dit-elle, que tu te trompes complètement.
Le sang-froid de cette femme, sa beauté, sa voix qui savait devenir harmonieuse et caressante, tout cela troublait Milon et lui amollissait le cœur en dépit de la douleur physique qu’il éprouvait. Vasilika poursuivit :
– Je te vends la vie de Rocambole en échange de la mienne qui t’appartient en ce moment.
Milon de plus en plus naïf s’écria :
– Mais la vie du maître est donc en danger ?
– Si je meurs, il mourra…
– Oh !
– Écoute, reprit-elle : je me doutais de la trahison. Je suis venue ici pour la constater. Un homme qui m’aime est auprès de Rocambole. Si cet homme ne m’a pas revue dans une heure, il le poignardera.
Milon eut peur.
– Qui sait si vous ne mentez pas ? dit-il.
– Veux-tu la preuve que je te dis la vérité ?
– Oui.
– Cherche une corde, bâillonne-moi et garrotte-moi. Puis sors, va chercher un fiacre. Tu y monteras avec moi, je te conduirai là où Rocambole est en péril.
Milon donna dans le piège.
– Je n’ai pas besoin de vous attacher, dit-il. Venez avec moi. J’ai été au bagne, je ne crains pas d’y retourner. Vous marcherez devant moi. Si vous faites mine de vous échapper, je vous plante le poignard entre les deux épaules.
– Soit, dit Vasilika.
Elle entra dans cette salle du rez-de-chaussée où était la fameuse trappe, se regarda dans une glace, et en un tour de main rajusta sa coiffure et fit disparaître le désordre de sa toilette, occasionné par la lutte qu’elle venait de soutenir. Puis, regardant Milon :
– Tu as l’air d’un boucher, dit-elle.
Et du doigt elle lui montra un grand manteau qui avait appartenu à Beruto et que celui-ci avait laissé sur un meuble. Milon le prit et s’en enveloppa pour cacher le sang qui le couvrait. Puis il se dirigea d’un pas chancelant vers la porte de la cour. Vasilika le suivait. En route, Milon se dit :
– Je pourrais bien être blessé à mort. Il me semble que tout mon sang s’en va. Mais je suis fort, et j’aurai bien le temps d’arriver.
Il ouvrit la porte et dit à Vasilika :
– Donnez-moi le bras. Je ne veux pas que vous m’échappiez. Vasilika obéit et sentit qu’il chancelait en marchant. Alors elle pressa le pas. Comme ils franchissaient le seuil du vieil hôtel, un fiacre – chose rare ! – passait à vide dans la rue Cassette. Milon fit un signe au cocher qui s’arrêta. Tous deux y montèrent.
– Aux Champs-Élysées ! dit Vasilika.
Le fiacre partit. Milon éprouva un étourdissement et sentit que son sang coulait à flots. Vasilika le regardait pâlir. Mais Milon, de sa main crispée, serrait toujours le poignard.