– Où me conduisez-vous ? demanda Milon.
– Aux Champs-Élysées.
– Mais le maître n’y est pas ?
– Des Champs-Élysées, continua Vasilika, nous irons au faubourg Saint-Honoré.
Vasilika disait tout cela pour gagner du temps. Mais Milon s’y trompa. Il crut que Vasilika connaissait l’une des deux retraites mystérieuses qu’avait Rocambole, l’une à l’angle du faubourg Saint-Honoré et de la rue de la Pépinière, l’autre rue de Surène.
– Allons ! dit-il.
Vasilika ne le quittait pas des yeux. À mesure que la voiture roulait sur le pavé – et celui de la rue du Vieux-Colombier et de la rue Bonaparte sillonné à toute heure par de lourds omnibus est inégal et occasionne de nombreux cahots –, le sang du vieux Milon coulait plus fort. La secousse favorisait l’hémorragie. Milon continuait à pâlir ; il éprouvait un léger bourdonnement dans les oreilles. Quelques gouttes de sueur mouillaient ses tempes. Vasilika prit son air le plus caressant et lui dit :
– Vous êtes donc bien dévoué à ce Rocambole ?
– Certainement, dit Milon.
– Pourquoi ?
– Mais parce qu’il est mon ami, mon dieu, mon père, répondit Milon avec enthousiasme.
– Et vous haïssez tout ce qu’il hait ?
– Oh !
– Et ceux qui le haïssent ?
– Je les exterminerais tous.
Elle eut un sourire charmant.
– Mais je ne le hais pas, moi, dit-elle ; j’ai même une extrême admiration pour lui.
– Vous ? fit Milon.
– Sans doute.
– Alors, pourquoi ?…
– Oui, je sais ce que vous allez me dire, fit-elle. Puisque je ne hais pas Rocambole, pourquoi me suis-je liguée avec ses ennemis ?
– Oui, dit Milon.
– Pourquoi protège-t-il Yvan, que je hais ?
– Et pourquoi haïssez-vous Yvan ? demanda Milon.
– Mais, dit Vasilika qui sut mettre subitement des larmes dans sa voix, parce qu’Yvan était mon fiancé et qu’il m’a trahie… Ah ! si vous saviez comme je l’aimais !
Le bon Milon soupira. Il ne savait que répondre à ce véritable argument ad hominem. Vasilika poursuivit :
– Je sais bien que Rocambole et vous protégez cette femme qu’il aime.
– Oh ! dit Milon, si vous la connaissiez… Elle est si belle ! Vasilika crut devoir verser une larme. La tigresse était devenue chatte et la chatte devenait femme. Milon fut attendri. Vasilika poussa un profond soupir.
– J’ai lutté, dit-elle, je suis vaincue ; je pardonne à Yvan.
– Vous lui pardonnez ?
– Oui.
Et elle versa deux autres larmes. Le bon Milon ne songeait plus à lui, à son sang qui coulait et à ses membres qui s’engourdissaient peu à peu. Milon voyait pleurer Vasilika, et Vasilika était fort belle dans les larmes. Elle poursuivit :
– Je quitterai Paris ce soir même, je m’en retournerai en Russie. Si je pardonne à Yvan, du moins je ne veux pas être spectatrice de son bonheur.
Milon porta la main à son front.
– Qu’avez-vous ? lui dit vivement Vasilika.
– Ma tête tourne… mes yeux se ferment… il me semble que je vais mourir… murmura Milon.
Et, en effet, il ferma les yeux et s’évanouit dans les bras de Vasilika. Alors le sourire reparut sur les lèvres de la tigresse.
– J’avais prévu l’événement, se dit-elle, et me voilà libre.
En même temps elle baissa une des glaces et appela le cocher qui se tourna.
– Arrêtez ! lui dit Vasilika.
Et elle sauta lestement à terre. Le fiacre était sur le quai d’Orsay, un peu avant le palais Bourbon. Cet endroit est désert le matin et le soir, surtout les jours de mauvais temps… Et ce jour-là le ciel était gris et le vent froid. Vasilika avait vivement baissé tous les stores avant de descendre. La portière refermée, elle dit au cocher :
– Mon ami, voilà vingt francs ; vous allez reconduire cet homme, qui est mon domestique, à l’hôtel. Je m’appelle la comtesse Artoff et je demeure rue de la Pépinière.
Le cocher était trop haut perché sur son siège, pour s’apercevoir que Milon était évanoui.
– Ah ! un moment, dit Vasilika.
Elle ouvrit vivement la portière et ramassa son poignard, qui était tombé de la main de Milon sur le tapis du fiacre. Puis elle fit mine de sonner à la porte cochère de l’ambassade d’Espagne. Un cocher de fiacre à qui on donne vingt francs croit tout ce qu’on lui raconte et fait tout ce qu’on lui dit. Celui-là enveloppa donc ses deux chevaux d’un coup de fouet, et continua son chemin sans s’inquiéter davantage de la prétendue comtesse Artoff. Vasilika le regarda s’éloigner et ne se remit en marche que lorsqu’elle le vit s’engager sur la place de la Concorde.
– Si cet imbécile ne meurt pas pendant le trajet, murmura-t-elle, songeant à Milon, les belles mains de la comtesse Artoff lui feront la charpie.
Un éclair passa dans ses yeux :
– À nous deux maintenant, mon Rocambole ! dit-elle avec un accent de rage sourde, à nous deux ! ce n’est plus la vie d’Yvan qu’il me faut, c’est la tienne !… Tu viens d’hériter de toute la haine que je lui portais.
Vingt minutes après, les rares cavaliers qui descendaient ou montaient l’avenue des Champs-Élysées, voyant cette femme élégante qui suivait à petits pas la contre-allée qui borde le Cirque et le théâtre des Folies-Marigny, se seraient fort peu doutés qu’elle venait tout à l’heure de donner trois coups de poignard à une sorte de géant. Vasilika était calme. La tigresse avait rentré ses griffes. Comme elle allait traverser l’avenue, elle fut obligée de s’arrêter pour laisser passer un phaéton attelé de deux grands trotteurs. Elle leva la tête et tressaillit. Un homme, jeune encore, d’une rare élégance, conduisait, ayant à côté de lui un ravissant bébé de quatre à cinq ans ; Vasilika le reconnut. C’était Fabien d’Asmolles, le mari de Blanche de Chamery, cette femme qui avait cru si longtemps que Rocambole était son frère. Le bébé, c’était cet enfant que Vasilika avait désigné au génie infernal de M. de Morlux. Et Vasilika, tandis que le phaéton s’éloignait dans un nuage de poussière, abaissa vivement son voile, tandis qu’un mauvais sourire passait sur ses lèvres.
– C’est là qu’est ma vengeance ! pensa-t-elle.
Elle pressa le pas, et regagna son petit hôtel de l’avenue Montaigne. Là, il n’y avait plus qu’un homme sur qui elle pût compter. Cet homme, c’était Pierre le moujik. Pierre le faux Yvan que la comtesse Artoff avait fait bâtonner et à qui Vasilika avait refusé justice. Mais la Russe lui avait dit ensuite :
– Patience ! tu seras vengé !
Et Pierre le moujik avait des tempêtes dans le cœur. Vasilika, rentrée chez elle, le fit appeler :
– Veux-tu toujours te venger ? dit-elle.
– Oh ! oui, fit-il.
– Que faut-il faire ?
– Selle un cheval, monte l’avenue au galop, descends au Bois, cours d’une allée à l’autre, jusqu’à ce que tu aies rattrapé un grand phaéton à trois, brun, attelé de deux chevaux noirs, et dans lequel tu verras un homme et un petit garçon.
– Bien, maîtresse. Après ?
– Après, tu suivras le phaéton, tu observeras et tu viendras me dire ce que tu auras vu et observé.
Pierre sortit pour obéir.