II

Maintenant rétrogradons d’une quinzaine de jours, et franchissons un espace considérable. Quittons la France pour la Russie – Paris pour Moscou.

La plaine est neigeuse ; les traîneaux sillonnent les vastes champs de l’Empire russe ; la bise est glacée. Une téléga de poste, attelée de trois chevaux garnis de clochettes, glisse et bondit sur le sol couvert de neige, et se dirige vers Moscou, passant au travers des forêts de sapins à demi ensevelis, changeant de chevaux à chaque relais solitaire et continuant sa course avec une rapidité vertigineuse. Le ciel est sombre, couvert de lourds nuages gris aux flancs chargés de neige. De la neige au ciel, de la neige sur la terre, sur les toits des maisons, sur la coupole dorée des églises, partout !

Dans sa téléga, un homme enveloppé de fourrures fume silencieusement, tandis que son moujik excite son attelage de la voix et du fouet. Un homme qui touche à la soixantaine, dont les cheveux sont blancs, tandis que sa moustache et ses épais sourcils sont encore noirs, paraît vivement préoccupé. C’est le comte Potenieff, boyard de la Russie méridionale. Le comte était encore dans ses terres, bien que depuis plus d’un mois la comtesse sa femme, Mlle Olga, sa fille, accompagnées de Mlle Madeleine, jeune Française, eussent regagné Moscou, où d’ordinaire, la famille Potenieff passe l’hiver, lorsqu’il reçut la lettre suivante :

« Mon ami,

« Notre fils Yvan sort de chez moi ; il avait une prolongation de congé, et, tandis que vous le supposiez rentré à Saint-Pétersbourg, il était encore à Moscou. Nous avons eu tort de ne pas surveiller cette tête folle plus attentivement. Yvan vient de me déclarer qu’il aimait Madeleine et voulait l’épouser.

« C’est un coup de foudre… Je ne sais que faire… Venez. »

Cette courte missive a bouleversé le comte de Potenieff. Le comte est ambitieux ; de plus, il n’est plus très riche. Il comptait marier son fils à une riche héritière de Saint-Pétersbourg, la comtesse Vasilika. Cet amour insensé d’Yvan ruine ses espérances.

Et c’est pour cela que le comte accourt à Moscou, semant de l’or pour aller plus vite, et ne s’arrêtant de loin en loin que pour prendre quelque nourriture. La téléga court depuis huit jours sans s’arrêter.

Enfin, vers le soir, comme un pâle rayon du soleil d’hiver glisse entre deux nuages, les coupoles orientales du Kremlin apparaissent dans la brume du couchant. Mais Moscou est loin encore et les chevaux sont épuisés. Heureusement, un dernier relais de poste s’offre à la vue du voyageur. C’est une baraque isolée au milieu de la plaine neigeuse, du toit de laquelle s’échappe un mince filet de fumée. Le moujik s’est mis à siffler d’une façon particulière, puis il a fait claquer son fouet, puis encore il a fait entendre un cri guttural qui est un véritable signal. Et à tous ces bruits, on s’est ému dans le relais de poste, la porte s’est ouverte vivement, et le maître est sorti pour recevoir le voyageur.

– Des chevaux ! des chevaux ! demande le comte.

Le maître de poste s’incline, donne des ordres, et moins d’un quart d’heure après, un moujik sort de l’écurie avec des chevaux tout harnachés.

– Je paie bien, dit le comte, mais je veux aller vite. Le moujik s’incline et dit en français :

– J’irai aussi vite que Votre Excellence le voudra.

Mais à cette réponse très simple, le comte tressaille et regarde le moujik. C’est un jeune homme de petite taille, au visage allongé, aux yeux enfoncés sous l’orbite ; à la physionomie cauteleuse et fausse dans son jeu et dans son ensemble.

– Qui es-tu ? demanda le comte.

– Je me nomme Pierre, dit le moujik.

– Tu es russe ?

– Oui, Excellence.

– Comment se fait-il que tu parles français ?

– J’ai été cocher chez le prince Dolgorowki, répond le moujik et il m’a emmené en France.

– Étrange ! étrange ! murmure le comte. Il m’a semblé entendre la voix d’Yvan lui-même, la voix de mon fils.

– Pourquoi t’es-tu fait moujik ? demanda-t-il encore.

– Il faut vivre, répond Pierre.

– Es-tu content de ton sort ?

– Non, Excellence. Je voudrais redevenir cocher de quelque seigneur… mais c’est difficile, sinon impossible.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai commis un crime dans ma jeunesse, et que j’ai été envoyé aux mines de Sibérie.

– Un crime politique ?

– Non, un assassinat.

Le comte tressaille de nouveau, examine attentivement cet homme, et est contraint de s’avouer qu’il a la figure d’un bandit. Tout en répondant aux questions du boyard, le moujik a attelé ses chevaux.

– En route ! en route ! dit le prince, tandis que les chevaux fatigués et le moujik de la poste précédente regagnent l’écurie.

La téléga reprend sa course avec son attelage frais ; le comte est toujours pensif. De temps en temps il interroge le moujik. Et le moujik répond de sa voix pleine et sonore qui a attiré l’attention du comte, tant elle ressemble à la voix de son fils Yvan.

– Que gagnes-tu à ton métier ? lui demanda-t-il.

– Quelques kopecks à peine par jour, Excellence ; je meurs de faim.

– Veux-tu entrer à mon service ?

Les yeux du moujik s’allumèrent, et à son tour, il regarda le comte avec une scrupuleuse attention. Pourquoi le comte lui a-t-il fait une semblable question ? La téléga court toujours vers Moscou. La nuit vient, la plaine est déserte, mais à l’horizon les lumières de la grande ville s’allument une à une.

Voici les fortifications, voilà le slobour, c’est-à-dire le faubourg. Le moujik excite les chevaux, le fouet claque, les clochettes sonnent. Le slobour est traversé comme un rêve ; la téléga entre dans l’enceinte de la ville et gagne l’aristocratique quartier de Beloïgorod.

C’est là qu’est le vieil hôtel du comte Potenieff. Le comte met pied à terre à la poste, glisse trois pièces d’or dans les mains du moujik ébloui, et lui dit :

– Si tu veux entrer à mon service, retiens bien ce que je vais te dire, mon garçon.

– Parlez, Excellence.

– À partir de ce moment, tu es muet. Le moujik fait un geste d’étonnement.

– Si tu acceptes ce rôle, ta fortune est faite, continua le comte Potenieff sans vouloir s’expliquer davantage.

Et il se rend en toute hâte auprès de la comtesse qui accourt à sa rencontre. Les deux époux se sont enfermés dans la chambre de la comtesse, et cette dernière raconte à son mari les phases de cette passion ardente que Madeleine, la pauvre orpheline française, la pauvre fille sans nom et sans fortune, a inspirée à leur fils Yvan.

– Ainsi, il veut l’épouser ? dit enfin le comte.

– Il en a la volonté formelle, répondit la comtesse ; et rien, je vous le jure, ne le fera changer de résolution.

– Et Madeleine, l’aime-t-elle ?

– À en mourir.

– C’est sans doute cette intrigante qui a déployé tout l’arsenal de sa coquetterie pour tourner la tête d’Yvan ?

– Oh ! non, dit la comtesse ; Madeleine s’est longtemps défendue.

– Il faut la congédier, reprit brusquement le comte Potenieff.

– Yvan est capable de courir après elle… et elle d’en mourir, fit tristement la comtesse.

Le comte ouvrit la croisée qui donnait sur la cour et se pencha au-dehors. Le moujik Pierre dételait ses chevaux et venait de remiser la téléga sous un hangar. Le comte lui fit un signe et lui cria ensuite :

– Monte !

– Quel est cet homme et que faites-vous ? demanda la comtesse.

– Vous allez voir…

Le moujik monta. Le comte lui dit :

– Tu peux parler devant madame.

– Qu’ordonne Votre Excellence ? répondit le moujik.

La comtesse jeta un cri.

– Ah ! dit-elle, cette voix…

– Vous la reconnaissez ?

– Oui, c’est celle d’Yvan.

Le comte fit un signe affirmatif, puis il congédia de nouveau le moujik, en lui disant :

– Maintenant, souviens-toi que tu redeviens muet.

– Mais que voulez-vous donc faire de cet homme ? demanda la comtesse.

– Je vous le dirai tout à l’heure. À présent, écoutez-moi… Vous savez l’état de notre fortune.

– Hélas ! dit la comtesse.

– L’émancipation des serfs nous a aux trois quarts ruiné, et il faut relever notre maison. Pour cela, il est absolument nécessaire que notre fils Yvan épouse la comtesse Vasilika.

– Oui, mais il ne le voudra pas…

– Il le voudra, si on lui enlève Madeleine.

– Est-ce possible ?

– Tout est possible, répondit froidement le comte. Seulement, il faut que vous entriez dans mes vues.

– J’ai coutume de vous obéir, répondit la comtesse.

– Un mot encore… Si Madeleine croyait qu’Yvan ne l’aime pas, consentirait-elle à retourner en France ?

– Oui, répondit la comtesse… si toutefois elle ne mourait pas de chagrin.

– Ceci est son affaire et non la nôtre, répliqua sèchement le comte.

« Et maintenant, ajouta-t-il avec un sourire qui donna le frisson à la comtesse : À l’œuvre !

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