Or, la scène que nous venons d’esquisser à grands traits avait eu lieu, on le devine, la veille même du jour où Madeleine devait écrire à sa sœur Antoinette et lui raconter ce grand déchirement de son âme.
Lorsque le comte Potenieff était revenu à Moscou, Madeleine était encore en proie à mille rêves de bonheur et d’avenir. Yvan l’aimait. Il le lui avait dit à genoux ; il lui avait juré qu’il n’épouserait pas la comtesse Vasilika, et qu’il n’aurait d’autre femme qu’elle. Et Yvan lui avait dit vrai : Yvan l’aimait ardemment, et, quand il paraissait certain du consentement de sa famille, il ne croyait pas mentir, car jusque-là, sa famille avait fait de lui son idole. Or, en apprenant l’arrivée de son père, Yvan qui passait une grande partie de ses journées hors de l’hôtel, en compagnie de quelques officiers, ses camarades du corps des cadets, s’empressa d’accourir.
Le comte le reçut affectueusement. Yvan fit à son père une déclaration identique à celle qu’il avait faite à sa mère. Le comte Potenieff l’écouta sans colère, et se contenta de lui dire avec tristesse :
– Tu nous ruines, en refusant la main de la comtesse Vasilika.
Mais Yvan aimait ; il fut passionné, insinuant, persuasif, et son père parut s’adoucir.
– Eh bien ! lui dit-il enfin, si tu veux que je ne m’oppose pas à ce mariage, il faut que tu me fasses un sacrifice.
– Lequel ? mon père, demanda Yvan avec empressement.
– Il faut que tu me donnes le temps de la réflexion jusqu’à demain.
– Et demain ?… fit Yvan, anxieux.
– D’ici là, j’aurai causé avec Madeleine, et je verrai si elle t’aime réellement.
– Oh ! mon père… pouvez-vous en douter ?
– La condition que je t’impose n’est pas trop dure, ce me semble ?
– Je l’accepte, mon père.
– Et d’ici à demain tu ne diras rien à Madeleine.
– Je tâcherai, mon père, reprit naïvement Yvan.
– S’il en est ainsi, si tu te défies de toi-même à ce point, j’ai un excellent moyen de te venir en aide.
– Que voulez-vous dire ?
– Où est Madeleine ?
– Elle est dans l’appartement de ma sœur.
– C’est bien. Tu vas monter en droski. Oh ! rassure-toi… je ne te renvoie pas à Pétersbourg, mais à deux lieues de Moscou, à la résidence du prince K…, mon vieil ami. Tu pars sur-le-champ, et tu lui vas annoncer mon retour.
– Mais… mon père…
– Le prince te gardera à dîner. Tu ne reviendras certainement que bien avant dans la nuit ; Madeleine aura quitté le salon depuis longtemps. De cette façon, tu ne la verras que demain matin, et il t’aura été impossible de manquer à la parole que je te demande.
– Soit, répondit Yvan, qui tenait à ménager son père.
Or, le comte Potenieff ayant toujours eu la réputation d’un caractère fantasque, ce caprice n’étonna pas beaucoup son fils, et ce dernier partit sans mot dire un quart d’heure après.
Une heure plus tard, Yvan arrivait chez le prince K…, qui habitait une magnifique résidence aux environs de l’ancienne capitale de toutes les Russies – Moscou la sainte et la vénérée –, Moscou, la ville du vieux parti russe. Le prince K… était un vieux général dont le gouvernement du nouveau czar avait laissé reposer l’épée. Partisan fanatique des vieilles idées et des vieilles mœurs moscovites, le prince K… était un des chefs de ce parti rétrograde qui, dans ces dernières années, avait adopté le grand-duc Constantin pour drapeau, avait combattu de tout son pouvoir les réformes civilisatrices de l’empereur Alexandre II et était entaché d’opposition systématique.
Le palais du prince K… était un véritable rendez-vous de tous les mécontents. On s’y réunissait chaque soir ; on y parlait politique, on louait le grand-duc, on blâmait l’empereur et on censurait avec amertume, enfin, tous les actes du gouvernement.
Yvan ne songea pas une minute à tout cela en se rendant chez le prince K… Yvan était amoureux et ne songeait qu’à Madeleine, et s’il allait chez le prince, c’était uniquement pour plaire à son père et obtenir son consentement au mariage qu’il projetait. Cependant Yvan était au service et, qui plus est, était officier dans la garde. Aussi lui fit-on bon accueil chez le prince K…, où il y avait une nombreuse réunion.
Le dîner se prolongea. On y tint des propos violents et Yvan, surexcité par la boisson, se laissa aller lui-même à se plaindre du peu d’avancement qu’on avait dans l’armée et d’une foule d’autres choses. Puis, à deux heures du matin, il remonta dans son droski, et reprit la route de Moscou, oubliant le czar pour ne plus penser qu’à Madeleine. Mais, aux portes de la ville sainte, comme il se nommait à l’officier de garde, un autre personnage d’uniforme différent sortit du poste et vint à lui :
– Vous êtes bien le fils du comte Potenieff ? lui demanda-t-il.
– Oui, répondit Yvan.
– Lieutenant dans la garde du czar ?
– Précisément, dit le jeune homme étonné.
– Vous revenez de chez le prince K… ?
– Oui. Eh bien ?
– Je suis officier de la haute police et j’ai ordre de vous arrêter.
Yvan se débattit, jura que l’ordre ne pouvait le concerner, mais l’officier de police le lui mit sous les yeux. L’ordre était signé du chef de la police à Moscou. Yvan, qui était un peu gai, se dégrisa tout à fait et prétendit que, si on voulait le conduire chez son père, ce dernier avait assez de crédit pour le tirer de ce mauvais pas. Mais l’officier fut inexorable ; il se réfugia derrière les ordres qu’il avait reçus, et fit descendre Yvan de son droski, ne voulant point lui permettre d’écrire à son père, et le força à monter dans une voiture qui sert au transport des prisonniers. Puis il y prit place auprès de lui, et la voiture sortit de Moscou et prit le chemin de Pétersbourg. Yvan n’avait pu écrire ni à son père ni à sa chère Madeleine.
L’ordre d’arrestation, on le devine, n’avait été délivré qu’à la prière du comte Potenieff lui-même. Le comte se résignait à une séparation momentanée de son fils, plutôt que de le voir épouser une femme qu’il considérait comme une aventurière.
Maintenant, on devine ce qui se passa le lendemain. La comtesse, après avoir annoncé à Madeleine que son fils Yvan était un égoïste corrompu et qui s’était joué d’elle, la conduisit à la porte de l’appartement que le jeune officier occupait ordinairement à l’hôtel. La porte n’avait ni fente, ni trou de serrure par où l’on pût voir à l’intérieur ; mais elle était assez mince pour qu’on entendît distinctement au travers. Et Madeleine entendit… Elle entendit un cliquetis d’éperons sonnant sur le plancher, de fourreaux de sabres se heurtant. La compagnie habituelle d’Yvan semblait être réunie chez lui.
C’étaient, Madeleine le crut du moins, les officiers qu’il fréquentait d’ordinaire. On parlait, on riait bruyamment. Alors, Madeleine, plus morte que vive et prêtant l’oreille, entendit une voix qui disait :
– Oui, mes amis, mon père et ma mère sont bien durs avec moi, je vous jure.
Madeleine crut reconnaître la voix d’Yvan, et écouta plus attentivement encore. La voix continua :
– Ils viennent interrompre un joli roman d’amour que je menais à bonne fin.
– Ah ! oui, dit une autre voix, la jolie Française.
– Hélas !
– Ne voulais-tu pas l’épouser ?
– Heu ! heu ! j’y ai pensé un instant, mais me voici raisonnable… Je pars demain matin, et je suis tout à la blonde comtesse Vasilika.
Ce fut à ces derniers mots que Madeleine, éperdue, tomba dans les bras de la comtesse Potenieff, qui l’emporta évanouie dans sa chambre, ainsi qu’elle l’écrivait le lendemain à sa sœur Antoinette. Or, la voix que Madeleine avait prise pour celle d’Yvan était celle du moujik Pierre, les prétendus officiers étaient les gens du comte, et la malheureuse jeune fille avait été la victime d’une de ces comédies infâmes qui déshonorent une famille quand elle a l’audace de les imaginer.
Mais le comte était intraitable, il fallait que Madeleine partît, dût-elle en mourir. Il fallait que son fils Yvan épousât la comtesse Vasilika, dût-il l’avoir en horreur. Enfin, il ne lui suffisait pas que Madeleine quittât Moscou et la Russie ; il fallait encore que Yvan ne pût jamais retrouver ses traces.
Le surlendemain, encore brisée par la fièvre, presque mourante, Madeleine fut jetée dans une téléga de poste, à côté d’une vieille dame qui ne paraissait occupée que d’un affreux petit chien qu’elle avait sur ses genoux. À côté du cocher, sur le siège, se trouvait le moujik Pierre, transformé en valet de pied. Le moujik avait levé sur l’adorable visage de Madeleine un de ces regards d’odieuse convoitise qui disait toute la bassesse de son âme et toute la férocité de ses instincts. Le comte Potenieff avait deviné cet homme. Il le prit à part et lui dit :
– Tu la trouves donc belle ?
Le moujik eut un rire atroce. Le comte partagea cet horrible rire et lui dit :
– Je ne suis ni son père ni son tuteur, mais je lui ai fait une dot. Elle emporte vingt mille francs…
Il y eut entre ces deux hommes un regard échangé qui fut un poème d’infamie, et la téléga partit au galop.