XLI

Ainsi que le prince Maropoulof l’a écrit à son ami le comte Kourof, M. de Morlux voyage en compagnie d’Yvan. Le jeune officier, qui ne peut se douter qu’on le veuille faire passer pour fou, continue à entretenir le vicomte de son amour pour Madeleine. Leur traîneau court sans relâche. Il a traversé la Bérésina, il a franchi la frontière de la Russie proprement dite. Maintenant, le voici en Pologne, et le matin du troisième jour, il entre à Varsovie. M. de Morlux, qui ne peut restituer Hermann à sa femme et à ses enfants, et n’a cependant nulle envie d’aller leur conter que Rocambole l’a jeté aux loups comme un quartier de porc ou de chevreau, M. de Morlux se dispenserait bien, au besoin, de s’arrêter à Varsovie. Cependant, il espère trouver des lettres de France à la poste, et il y court, laissant Yvan dans un hôtel.

En effet, deux lettres attendent M. de Morlux dans les bureaux. L’une est de son frère. L’autre lui arrache un tressaillement, car il a reconnu l’écriture de Timoléon. Or, Timoléon lui a écrit qu’il s’embarquait pour l’Amérique, et pourtant cette lettre est timbrée de Paris.

Néanmoins, M. de Morlux domine sa curiosité, et il ouvre tout d’abord la lettre de son frère. Cette lettre est ainsi conçue :

« Mon cher Karle,

« Je vous écris à Varsovie, et cependant quelque chose me dit que vous êtes à Paris. Me trompé-je ? je n’en sais rien ; mais l’épouvante s’est emparée de moi de nouveau.

« Karle, mon frère, à mesure que les jours s’écoulent, le remords pénètre plus avant dans mon cœur ; s’il en est temps encore, arrêtons-nous.

– Mais qu’a-t-il donc encore, cet imbécile ? murmura le vicomte Karle, interrompant sa lecture. Avec les années, Philippe est devenu un véritable trembleur…

Et il continua :

« Vous n’êtes pas père, Karle, et il y a des douleurs infinies que vous ne pouvez pas comprendre. Karle, je souffre mille morts, car je sais que mon fils est à Paris et qu’il me fuit. C’est justice ! N’avons-nous pas détruit son bonheur ? Il aimait Antoinette Miller, la fille de notre malheureuse sœur. Et vous avez tué Antoinette ! Du moins vous me l’avez dit…

« Et cependant un doute étrange m’étreint ; un doute qui achève de m’épouvanter. Antoinette est-elle bien morte ? Les gens qui vous ont vendu si cher un repos que je ne partage pas, moi, ne vous ont-ils pas trompés ? Écoutez. Voici un mois que vous êtes parti. Il y a donc plus d’un mois qu’Antoinette est morte. Or, après votre départ, je me suis attendu, jour et nuit, à toute heure, à voir arriver Agénor, à le voir entrer chez moi comme une tempête et à voir éclater son désespoir. Il était à Angers, me disiez-vous, blessé d’un coup d’épée qui le retiendrait forcément loin de Paris pendant quelques jours. Il n’en était rien. Agénor est revenu à Paris le jour même de votre départ. Ce n’est point de ma part une supposition, c’est une certitude, comme vous allez voir. Je boite encore, mais je puis sortir et monter en voiture. Tous les jours, vers midi, je me fais conduire au soleil, soit aux Champs-Élysées, soit sur les boulevards. Il y a huit jours, ma calèche a été prise dans un embarras de voitures. L’écheveau était embrouillé ; il nous, a fallu un bon quart d’heure pour nous dégager.

« Tout à coup mon regard a rencontré un autre regard qui partait du fond d’un fiacre. J’ai reçu au cœur comme une décharge électrique.

« C’était Agénor. J’ai appelé, j’ai crié… Mais les voitures se sont croisées de nouveau, et il m’a été impossible, malgré les ordres donnés à mes gens, de retrouver le fiacre dans lequel était mon fils.

« Alors j’ai cru qu’il arrivait et que je le verrais le soir même. Je suis rentré en toute hâte ; mais Agénor n’est point venu, ni ce jour-là, ni les jours suivants… Et cependant il est à Paris !

« À notre dernière entrevue, il a été pourtant rempli de tendresse pour moi… Et il me sait malade… Et il ne vient pas ! Je ne l’ai entrevu que l’espace d’une minute, et cependant il m’a semblé qu’il n’avait pas le visage consterné d’un homme qui a perdu pour toujours la femme qu’il aime. Quel est ce mystère ? J’ai vainement essayé de l’approfondir et n’ai rien pu apprendre, si ce n’est qu’Agénor est à Paris depuis un mois. Son valet de chambre demeure rue de Surène et le voit presque tous les jours. Agénor vient en fiacre chercher ses lettres, puis il s’en retourne ; personne ne sait où il va. Pourquoi n’est-il point venu ? Ce silence, ce soin qu’il met à se cacher achèvent de jeter le trouble et l’épouvante dans mon cœur.

« Frère, ma lettre vous rejoint en Russie. Si vous n’avez pas encore mis à exécution vos infâmes projets, arrêtez-vous… repentons-nous… peut-être en est-il temps encore ? Mais il me semble que la main de Dieu pèse déjà sur nous, et que quelque épouvantable châtiment nous est réservé. Mes nuits sont peuplées de fantômes. Je crois revoir notre sœur. Je crois toujours entendre les paroles du Dr Vincent et voir son front dévasté. Écoutez, mon frère, peut-être pourrons-nous réparer encore une partie du mal que nous avons fait. Si vous épousiez cette jeune fille dont vous avez juré la perte ?… »

À ces dernières lignes de la lettre de M. Philippe de Morlux, Karle tressaillit et pâlit. Puis il froissa la lettre avec colère.

– J’y ai pensé avant toi, murmura-t-il. Malheureusement ce prince Yvan…

Et M. de Morlux songe avec rage à ce naïf Yvan Potenieff, qui l’a pris en grande amitié et le fait confident de son amour pour Madeleine.

– Ce Philippe est idiot, murmura enfin M. de Morlux, et je vois bien qu’on ne peut plus compter sur lui. Voilà ce que l’amour paternel fait d’un homme qui jadis ne reculait devant rien.

Et, tout en haussant les épaules, le vicomte ouvrit la seconde lettre :

TIMOLÉON

À Monsieur le vicomte Karle de Morlux.

Poste restante.

Varsovie. Pologne.

« Monsieur,

« Tandis que vous partiez pour la Pologne, qui est la grand-route de Russie ; tandis que vous alliez à la recherche de Mlle Madeleine Miller, votre serviteur allait s’embarquer pour l’Amérique.

« J’emportais mes économies et vos cinquante mille francs. J’emmenais avec moi ma fille, mon seul, mon unique, mon véritable trésor. Si je n’avais pas eu une fille, ce gredin de Rocambole ne nous aurait pas joués par-dessous la jambe. Heureusement, j’avais laissé à Paris des agents qui avaient pour mission de le surveiller. Si je vous disais que vos intérêts seuls me guidaient vous ne me croiriez pas. Aussi me bornerai-je à vous dire que l’instinct de la vengeance m’a poussé.

« Le matin du jour où j’allais m’embarquer, j’ai reçu de Paris le télégramme suivant : « Rocambole a quitté Paris et la France ; il court, sur les traces de M. de Morlux. »

« J’ai cédé à la tentation. Au lieu de m’embarquer, j’ai mis ma fille en lieu sûr et je suis parti. C’est-à-dire que j’ai passé le détroit et que vingt-quatre heures après j’étais à Paris. Rocambole n’est pas un mince adversaire. Il est fort possible que vous ne lisiez jamais ma lettre et que notre terrible ennemi se défasse de vous à l’étranger. Mais il est possible aussi que vous parveniez à lui échapper. Et alors, écoutez : votre neveu, M. Agénor de Morlux, et Mlle Antoinette Miller vivaient fort heureux et attendaient le retour de Rocambole et l’arrivée de Mlle Madeleine pour s’épouser. J’ai jeté quelque amertume dans la coupe de miel où ils trempaient leurs lèvres, et Antoinette est à nous une fois encore. Je ne veux pas vous en dire davantage ni vous laisser la joie de la surprise. Quoi qu’il en soit, si vous revenez à Paris, veuillez vous faire conduire sans retard rue de Londres, n° 2, où on vous en dira plus long. Vous demanderez à voir M. Guépin, homme d’affaires.

« Je suis avec respect, monsieur le vicomte,

« Votre tout dévoué,

« Timoléon. »

Après la lecture de cette lettre, M. de Morlux demeura un moment comme abasourdi.

– J’ai peur de rêver, murmura-t-il enfin. Puis il la relut une seconde fois :

– Non, non, dit-il, c’est bien vrai… Timoléon n’est pas homme à être revenu à Paris pour rien, et s’il me l’écrit, c’est qu’Antoinette est de nouveau en notre pouvoir !

« À Paris, donc ! à Paris sur-le-champ !

Une heure après, M. de Morlux avait quitté Varsovie. Yvan l’accompagnait toujours.

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