XL

Le prince Maropoulof, au comte Kourof,

à Paris

Mon cher ami,

Comme je ne doute pas que tu ne te rendes à Paris par les voies rapides, et que, il y a trois jours, en te quittant avec mes amis et le gentilhomme français dont nous avons fait tort à messieurs les loups, nous t’avons laissé fermant tes malles, tu penses bien que je me dispense d’adresser ma lettre ailleurs.

Elle arrivera encore à Paris après toi, car il faut bien te l’avouer, la cavale du désert, chantée par le poète arabe, l’éclair qui brille dans la nuit, le vent qui passe dans les nuées grises sont moins légers en leur course que l’homme qui galope après la femme aimée.

J’espère que voilà un pathos qui justifie suffisamment notre amour de la langue française, à nous autres barbares.

Maintenant, sais-tu pourquoi je t’écris ? Ce n’est pas pour te remercier de ton hospitalité tout à fait écossaise, mais pour te donner des nouvelles de ton malheureux rival.

Je parle de ce pauvre Yvan. Je vois d’ici ton geste d’étonnement, à ce nom, car tu ne peux vraiment pas supposer que j’aie vu Yvan Potenieff. Cela est vrai cependant. Écoute. Nous sommes partis de chez toi, il y a trois jours, à onze heures du matin, après nous être reposés la veille de nos fatigues cynégétiques. Cinq heures après nous n’étions plus qu’à quatre lieues de Peterhoff. Comme nous filions avec cette rapidité que tu connais et qui est ma seule manière de voyager dans notre belle et froide Russie, nous apercevons un traîneau devant nous. Au bout d’un quart d’heure nous l’avons rejoint. Le traîneau est vide, mais il y a à côté du stanwitsch un homme que Koloukine, notre ami, reconnaît.

– Tiens ! dit-il, c’est le valet de chambre de la comtesse Vasilika. C’est Beruto !

En entendant prononcer son nom, Beruto se retourne et reconnaît Koloukine, qu’il salue respectueusement.

– Où vas-tu ? d’où viens-tu ?

Telles sont les questions qu’on adresse à l’Italien.

– Messieurs, nous répond-il au moment où mon traîneau et le sien sont rangés sur la même ligne, vous voyez un homme bien malheureux.

– Que t’arrive-t-il donc ? demanda Koloukine, la comtesse t’a-t-elle renvoyé ?

– Non ; mais elle m’a cédé à un maître qui fait mon désespoir.

– Bah !

– Je suis maintenant au service d’un fou.

À ces derniers mots, nous nous rappelons le passage de la lettre de la comtesse que tu nous as lue, et dans lequel elle t’apprend qu’elle a chargé son valet de chambre d’accompagner ce pauvre Yvan.

– Oui, messieurs, reprend Beruto, j’ai affaire à un fou, comme vous allez voir.

Alors il nous raconte exactement ce que t’a écrit la comtesse. Yvan Potenieff est amoureux d’une femme qui n’existe pas, qui n’a jamais existé, et qu’il a baptisée, lui, du nom de Madeleine. Depuis huit jours qu’ils sont partis de Pétersbourg, nous dit Beruto, Yvan demande des nouvelles de Madeleine. Dans chaque femme qu’il rencontre il croit voir Madeleine. Madeleine partout et toujours ! Jusque-là, le mal n’est pas grand, mais voici ce que nous raconte Beruto.

– Il y a deux heures, nous nous sommes arrêtés à trois verstes d’ici, dans une auberge isolée qui s’appelle l’auberge du Sava. Mon nouveau maître avait froid et il avait soif. Il entre. Auprès du poêle se trouvent une vieille dame et un moujik. M. Potenieff les regarde et s’écrie :

« – Voilà ceux qui ont trahi Madeleine !

« La vieille dame et le moujik se regardent avec étonnement. Mais la colère d’Yvan augmente. Il prend la vieille dame à bras-le-corps et la porte dans le traîneau en m’ordonnant de l’aller exposer au milieu des bois, afin qu’elle serve de souper aux loups.

– Et tu as obéi ?

– Dame ! à peu près, répond Beruto en riant ; c’est-à-dire que j’ai conduit la vieille dame jusqu’à un village qui est là sur la gauche, de l’autre côté de ce petit bois, et je lui ai donné dix roubles pour la dédommager.

– Mais ce n’est pas tout, messieurs, ajouta le pauvre diable.

– Qu’est-ce encore ?

– Je crains bien que, pendant que je feignais d’exécuter les ordres de ce maniaque, il n’ait tué le malheureux moujik.

Alors, mon cher ami, mes compagnons et moi nous nous sommes consultés. Quand il s’agit de la vie d’un homme, fût-ce celle d’un moujik, la chose vaut la peine de réfléchir. Il a été convenu que Beruto repartirait le premier et arriverait à l’auberge du Sava quelques minutes avant nous ; que si le moujik vivait encore, il tâcherait de faire patienter Yvan sous divers prétextes, jusqu’à ce que nous arrivassions à notre tour.

Et il a été fait ainsi. Beruto s’est remis en route, et nous l’avons suivi à quelques minutes de distance. Il était temps ! Quand nous sommes arrivés, nous avons trouvé Yvan l’œil en feu, pâle, les cheveux en désordre, un pistolet de chaque main. Devant lui, le pauvre diable de moujik, accusé d’avoir outragé Madeleine, était à genoux et finissait sa prière. Yvan allait le tuer… Tu comprends, mon cher comte, que nous avons désarmé ce fou. Il s’est emporté d’abord en nous disant qu’il avait le droit de punir un homme qui lui appartenait. Heureusement Koloukine, qui est un garçon de ressources, a eu l’idée la plus ingénieuse de la terre, comme tu vas voir. Yvan nous avait raconté – ce qui est, comme tu le vois, le fond de sa folie – comme quoi son père s’opposait à son mariage avec Madeleine et comment il avait chargé la vieille dame et le moujik de le débarrasser de la jeune fille. Tout cela avait une apparence de vraisemblance telle que si Beruto ne nous avait pas regardés en souriant, nous eussions cru Yvan sur parole.

Or voici le dialogue qui s’est établi entre Koloukine et Yvan. Je le transcris fidèlement.

– Ainsi, mon cher Yvan, c’est ton père qui ne veut pas que tu épouses Madeleine ?

– C’est lui.

– C’est lui aussi qui a donné l’ordre à cet homme de faire ce qu’il a fait ?

– Oui.

– Tout cela est parfaitement clair.

– N’est-ce pas, reprend Yvan, que cet homme est coupable ?

– Sans doute.

– Et il a mérité la mort ?

– Deux fois plutôt qu’une.

Mais comme Yvan reprenait ses pistolets, Koloukine lui arrêta le bras.

– Seulement, dit-il, écoute-moi bien.

– Parle…

– Si tu tues cet homme, tu te prives d’un témoin.

– Ah !

– Sans doute. Tu veux retrouver Madeleine ?

– Oui.

– Tu veux l’épouser ?

– Certainement.

– Or, pour cela, il te faut le consentement de ton père.

– Ou de l’empereur, s’écria Yvan, invoquant le vieil usage russe qui veut qu’en certains cas, l’autorité du czar soit substituée à celle du père de famille.

– Raison de plus pour ne pas tuer cet homme.

– Mais pourquoi ?

– Parce que lorsque tu auras retrouvé Madeleine, tu retourneras à Pétersbourg et tu la présenteras au czar, en lui racontant l’odieuse conduite de ton père, appuyée par la déclaration du moujik.

Ce raisonnement produisit sur notre fou un revirement.

– Tu as parfaitement raison, dit-il.

C’est comme cela que Koloukine a sauvé la vie au malheureux moujik, qui était à demi mort de peur déjà, et qui, depuis lors, n’a pas encore retrouvé l’usage de la parole. Maintenant tu devines le reste : nous avons ramené Yvan chez moi. J’ai pu le garder deux jours, mais le troisième, il voulut partir. Heureusement, je lui ai donné un compagnon de route qui aidera Beruto à veiller sur lui. Ce compagnon, tu le devines, n’est autre que notre gentilhomme français, ce vieillard encore vert qui répond au nom de Morlux.

Par une de ces bizarreries que la folie seule peut expliquer, Yvan l’a pris en grande amitié, et il a en lui une confiance extrême. De plus, il a pardonné au moujik son crime imaginaire et il l’a attaché à sa personne. Or donc, ce matin, M. de Morlux, Beruto et le moujik sont partis pour Varsovie, escortant ce pauvre Yvan, qui n’est fou que lorsqu’il parle de Madeleine. M. de Morlux connaît à Paris un médecin aliéniste qui fait des cures merveilleuses. Il espère faire guérir Yvan.

J’ai pensé, mon cher comte, que tous ces détails t’amuseraient, ainsi que la blonde Vasilika, dont tu vas être l’heureux esclave – une femme comme elle n’a pas de mari – et je te les envoie en te serrant cordialement les mains.

Prince MAROPOULOF.

C’était de la meilleure foi du monde que le jeune prince russe avait écrit cette lettre. Comme on le voit, M. de Morlux triomphait une fois encore !

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